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Les Balkans désenchantés 3 mai 2006

Posted by Acturca in EU / UE, South East Europe / Europe du Sud-Est.
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Politique Internationale (France), n°109 – Hiver, 2006

Article de Paul Garde

Au cours des années 1990, les divergences entre pays européens, très sensibles au début, sont peu à peu surmontées. Les États-Unis, eux aussi, mènent leur action en coordination avec l'Europe. L'" Occident " apparaît ainsi, aux yeux des peuples d'Europe de l'Est et des Balkans, comme un seul ensemble. Il représente l'antithèse à la fois de la dictature disparue et des horreurs guerrières en cours, du communisme et du nationalisme. Il signifie démocratie et non dictature d'un parti, liberté et non oppression, prospérité et non pénurie, paix et non conflits. Les principes qu'il proclame sont acceptés en parole par tous, même si chaque peuple balkanique a tendance à croire que lui-même les respecte, et que seuls ses voisins les violent.
En gros, les pays occidentaux œuvrent tous ensemble au respect de ces principes. Les États-Unis peuvent donner ou retirer leur aide financière, et disposent de la puissance militaire. L'Union européenne (UE), que tous les pays des Balkans souhaitent intégrer, peut à tout moment accélérer ou retarder cette adhésion, qu'elle fait miroiter dans un avenir plus ou moins lointain. L'intégration à l'Europe paraît complémentaire de l'adhésion à l'Otan. En 2000, le ministre des Affaires étrangères slovène, Dimitrij Rupel, n'hésitait pas à déclarer : " Le chemin de l'UE passe par les États-Unis et l'Otan " (2). Les anciens pays communistes sont dits " en transition ", ce qui implique que l'on sait vers quoi ils transitent : vers la démocratie à l'occidentale, avec extinction des rivalités nationales.
Après la mort de Franjo Tudjman (décembre 1999) et la défaite électorale de Slobodan Milosevic (octobre 2000), la Croatie et la Serbie sont gouvernées par des hommes nouveaux qui tournent le dos aux excès nationalistes : à Zagreb, le président indépendant et très hostile à son prédécesseur, Stipe Mesic, et le premier ministre socialiste, Ivica Racan ; à Belgrade, la coalition DOS (Opposition démocratique de Serbie) et le premier ministre démocrate Zoran Djindjic. Même en Bosnie, dans les deux entités, les partis non nationalistes obtiennent quelques succès. La voie de la démocratie et de la concorde, que prêchent l'" Occident " et l'" Europe " et dont ils sont supposés donner l'exemple, semble aussi ouverte aux ex-belligérants.
En mars 2005 encore, le ministre des Affaires étrangères du Monténégro, Miodrag Vlahovic, prononçait à Paris une conférence intitulée " Le Monténégro vers l'intégration euro-atlantique ". Mais ce terme composite a-t-il encore un sens, et l'orateur n'est-il pas en retard sur l'événement ? Le XXIe siècle naissant a, en effet, déjà connu deux " grands schismes d'Occident ". On cherchera ici à les analyser et à en montrer l'incidence sur les pays balkaniques, même si ceux-ci n'en sont pas toujours conscients.
Les deux schismes du XXIe siècle
Le siècle nouveau s'ouvre par un coup de tonnerre : les attentats du 11 septembre 2001, qui dans un premier temps semblent resserrer les liens de la " communauté internationale " à direction " occidentale ". L'indignation est unanime, la solidarité affichée avec l'Amérique aussi. Dans la lutte commune contre le terrorisme, l'expédition d'Afghanistan reproduit le schéma du Kosovo, mais de façon plus large encore : les États-Unis sont toujours les leaders, les grands pays d'Europe occidentale sont tous fortement engagés, et bien d'autres États dans le monde le sont également. En outre, la Russie, du fait de ses difficultés en Tchétchénie, n'est plus réticente comme au Kosovo, mais aide activement.
Cette belle unanimité disparaît quand, en 2002-2003, Washington cherche à la dévier vers une nouvelle cible arbitrairement choisie, qui n'a aucun rapport avec les attentats du 11 Septembre : l'Irak de Saddam Hussein. On sait comment les pays occidentaux se scindent alors en deux blocs. Parmi les plus importants : Washington, Londres, Rome et (au début) Madrid d'un côté ; Paris, Berlin et Ottawa (sans compter Moscou) de l'autre. L'Europe est divisée, l'Amérique aussi. Tous les pays du monde subissent des pressions contradictoires, et combien vigoureuses, pour choisir l'une ou l'autre option. C'est le premier " grand schisme d'Occident ".
Le second, moins fracassant, plus insidieux, et ne concernant que l'Europe, apparaît deux ans plus tard, en mai-juin 2005, lorsque les électeurs de deux pays fondateurs de l'Union européenne, la France et les Pays-Bas, disent " non " au projet de Constitution signé par les gouvernements des Vingt-Cinq, et déjà ratifié par les parlements de plusieurs d'entre eux. Ici on ne voit pas, comme dans la configuration précédente, se dessiner deux camps entre lesquels se répartiraient les États. Mais on observe, à l'intérieur de la plupart des pays, des divergences profondes sur la signification de l'Union, voire sur son existence, et un repli des opinions sur les intérêts strictement nationaux. En même temps, l'Union se trouve privée des instruments juridiques de prise de décision commune, et donc de cohésion, dont les constituants avaient voulu la munir. Rien n'est ouvertement changé, et tout semble continuer comme avant le vote, mais toutes les conditions sont réunies pour qu'une volonté commune soit plus difficile à dégager, et pour que les lézardes existantes s'approfondissent.
Ces divisions intra-occidentales et intra-européennes n'ont rien de commun avec les antagonismes historiques (ceux de 1914, par exemple, que la journaliste serbe citée plus haut rappelait avec gourmandise). Les enjeux ne sont plus territoriaux, ils ne sont plus coloniaux, et ils ne sont plus balkaniques. Ils sont toujours économiques, mais dans le cadre de la mondialisation et non plus dans celui du protectionnisme. Les peuples balkaniques sont très experts dans le maniement des rivalités à l'ancienne, et savent en exploiter au maximum les derniers vestiges. Mais ils sont déconcertés par les antagonismes nouveaux.
Devant la crise irakienne
Les positions prises par les pays occidentaux sur l'Irak s'expliquent par divers facteurs, plus ou moins aléatoires. Elles ne sont pas toujours définitives (l'Espagne a changé de camp) et ne ressemblent en rien aux regroupements historiques. Ce qui est certain en tout cas – et Donald Rumsfeld l'a souligné sans finesse en opposant la " nouvelle Europe " à l'" ancienne " -, c'est que tous les pays récemment libérés du communisme, y compris ceux des Balkans (à deux exceptions près : Serbie et Bosnie, sur lesquelles nous reviendrons), se sont naturellement rangés du côté américain. Ce que leur a reproché, sans finesse non plus, Jacques Chirac.
Cette attitude est pourtant compréhensible. " La république était belle sous l'empire ", l'Otan était bien désirable sous le communisme. L'unité " euro-atlantique " est la force qui a triomphé du régime précédent, les États-Unis en ont été l'élément moteur. Il ne peut être question de s'en désolidariser à propos d'un problème lointain. D'ailleurs, Saddam n'est-il pas un clone de Staline ? N'a-t-il pas entretenu d'étroites relations avec les régimes déchus ? Le souci de légalité internationale ne concerne que marginalement des pays auxquels cette légalité a été de peu de secours dans leurs épreuves récentes. Le pronostic pessimiste (plus tard vérifié par les faits) que formulent les connaisseurs du monde arabe sur les conséquences possibles de l'intervention n'est guère audible pour des peuples continentaux auxquels ce monde est profondément étranger. Enfin, pour nombre de ces pays (on pense à la Pologne), le camp qui regroupe à la fois l'Allemagne et la Russie ne saurait être que le mauvais.
C'est pourquoi au début de 2003, à la veille de l'invasion de l'Irak, Washington réussit à susciter deux déclarations favorables à sa politique émanant en tout ou en partie de pays d'Europe centrale et orientale. La première, du 28 janvier, est signée par huit États appartenant à l'Otan et membres effectifs ou futurs de l'UE : cinq " anciens " de l'Ouest et trois ex-communistes d'Europe centrale (Pologne, République tchèque, Hongrie) dont la candidature à l'Union a déjà été acceptée. Aucun pays balkanique n'en est donc signataire.
Mais une semaine plus tard, le 5 février, une déclaration dans le même sens, dite " de Vilnius ", est paraphée par dix autres pays. Tous ont en commun d'être sortis eux aussi du communisme, de ne pas encore avoir été acceptés comme candidats à l'UE bien qu'aspirant à y entrer, d'être candidats à l'Otan, et d'avoir adhéré au " Partenariat pour la paix ", qui en est en quelque sorte l'antichambre. Leurs statuts différents permettent de distinguer parmi eux trois groupes, que nous désignerons par les termes géographiques arbitraires couramment employés aujourd'hui à leur sujet :
– cinq pays d'" Europe centrale " – les trois États baltes, la Slovaquie et la Slovénie – dont la candidature à l'UE, précédemment ajournée, sera acceptée peu après, et qui intégreront effectivement l'Union ainsi que l'Otan en 2004 ;
– deux des " Balkans orientaux ", la Roumanie et la Bulgarie, qui rejoindront l'Otan en 2004 ;
– trois des " Balkans occidentaux " – la Croatie, la Macédoine et l'Albanie – qui souhaitent adhérer à l'Otan, mais dont la candidature n'a pas encore été officiellement examinée.
Pour les gouvernements balkaniques signataires, l'adhésion à la Déclaration semble aller de soi, comme un prolongement naturel de leur engagement pro-occidental. Leur appui à la coalition pro-américaine est néanmoins très inégal. Les " Balkans orientaux ", qui n'ont pas connu de guerre et dont les forces militaires sont intactes, envoient en Irak des contingents modestes, mais non négligeables. Les Bulgares, les plus engagés, subiront de lourdes pertes ; les Roumains verront un de leurs journalistes pris en otage.
Dans les " Balkans occidentaux ", l'Albanie n'a pratiquement pas d'armée. La Macédoine, qui en a peu, a tenté de monnayer auprès des Américains l'envoi d'un contingent symbolique en Irak contre une reconnaissance par les États-Unis du nom du pays (contesté par la Grèce et non encore officialisé à l'ONU). Mais Washington a trouvé le prix trop élevé et a préféré se passer des militaires macédoniens. Quant à la Croatie, malgré sa signature au bas de la Déclaration, elle a refusé formellement tout engagement. Dans un pays où l'armée est populaire pour sa défense du pays en 1991-1995, et où les pressions subies pour traduire certains officiers devant le TPI sont mal reçues par l'opinion, les questions militaires sont des sujets ultra-sensibles. Il aurait été impensable d'envoyer des hommes au loin pour défendre des intérêts étrangers. Le président Stipe Mesic a bien compris ce sentiment, et il a trouvé aussi dans ce refus un moyen de ménager l'avenir en ne se coupant ni de la France ni de l'Allemagne.
Ce rejet est plus radical encore en république fédérale de Yougoslavie (rebaptisée quelques semaines plus tard " Serbie-et-Monténégro "), dont la participation n'a pas été requise. La Serbie a été bombardée en 1999 par l'Otan lors de la crise du Kosovo, et l'opinion n'y accepterait pas un engagement aux côtés des Américains. La Bosnie-Herzégovine n'a pas été sollicitée non plus : cet État, intérieurement divisé, doté de deux armées bien distinctes, et placé sous protectorat international, n'est pas en mesure de prendre des initiatives quelconques. Ces deux pays ne sont pas officiellement candidats à l'Otan et n'ont pas été admis dans le Partenariat pour la paix (3).
La crise irakienne a donc suscité certains remous dans les Balkans. Les divisions qu'elle a fait apparaître ne sont pas plus profondes que dans le reste de l'Europe, mais elles peuvent être plus lourdes de conséquences, du fait que ces pays sont tous candidats à l'UE. Jacques Chirac n'a pas manqué de le leur rappeler lourdement : " Je trouve que la Roumanie et la Bulgarie ont été particulièrement légères de se lancer ainsi, alors que leur position est déjà très délicate à l'égard de l'Europe. Si elles voulaient diminuer leurs chances d'entrer dans l'Europe, elles ne pouvaient trouver un meilleur moyen " (4). La menace est claire, et va directement à l'encontre de la croyance euphorique déjà citée selon laquelle " le chemin de l'UE passe par les États-Unis ".
Le chemin de l'Europe
Les brèches intra-européennes créées par cette première crise se refermeront peu à peu ; des efforts seront faits de tous côtés pour ne pas les rendre irrémédiables. Mais l'événement a montré que ces divisions sont possibles, et que le " chemin de l'Europe " peut être plus sinueux qu'on ne croit. Or c'est sur cette adhésion à l'Union européenne que tous les pays ex-communistes ont misé leur avenir.
Il faut mesurer l'ampleur des bouleversements que le désir d'intégration à l'Europe suscite chez les nouveaux entrants. La première incorporation d'un pays ex-communiste – celle de l'Allemagne de l'Est en 1990 – s'était faite sans aucune préparation et avait eu des conséquences fâcheuses, au moins sur le plan économique. Aussi, dès 1993, le Conseil européen avait-il défini les critères (dits " de Copenhague ") que devaient remplir les nouveaux adhérents. Outre la " reprise de l'acquis communautaire ", c'est-à-dire l'adaptation de ces pays aux normes en vigueur dans l'UE, qui représente déjà une énorme tâche, sont énoncées deux séries de conditions : politiques (institutions démocratiques, primauté du droit, droits de l'homme, respect des minorités) et économiques (économie de marché viable) qui toutes deux impliquent de modifier en profondeur les législations et les pratiques.
Mais, à cette époque-là, quand l'ex-Yougoslavie (sauf la Slovénie) était en pleine guerre, et l'Albanie plongée dans le chaos, Bruxelles n'envisageait pas encore l'adhésion des pays qu'on appellera plus tard " Balkans occidentaux ", et ne s'adressait qu'aux autres, aux ex-staliniens d'" Europe centrale " et des " Balkans orientaux ". Quand, à la fin de la décennie, la question de l'adhésion des ex-Yougoslaves commence à être posée, deux nouveaux critères s'ajoutent. L'un, formulé au sommet de Zagreb en 2000, est la contribution de chaque pays en matière de coopération régionale. L'autre, découlant tout naturellement des accords de Dayton de 1995, est la coopération pleine et entière avec le TPI pour le jugement des crimes de guerre. Ces deux exigences, et surtout la seconde, vont prendre de plus en plus d'importance au fil des années.
Au total, la barque européenne est très chargée. Le " questionnaire " que le président de la Commission européenne Romano Prodi remet au gouvernement croate le 10 juillet 2003 comporte plus de 4 000 rubriques.
Les diverses exigences européennes n'ont pas le même impact sur les opinions publiques des pays concernés. La plupart des anciens critères, ceux " de Copenhague ", ne peuvent guère être contestés ouvertement. Nul ou presque n'osera dire qu'il est contre la démocratie, les droits de l'homme, l'économie de marché, ni qu'il approuve la corruption ou le crime organisé. Certes, les réformes dans ce sens se heurtent à de nombreuses résistances : bien des gens en place n'ont pas intérêt à l'indépendance de la justice, à la transparence des privatisations, etc. L'instauration de l'économie de marché bouscule de nombreuses habitudes ; les réformes économiques ne sont pas toujours couronnées de succès ; des emplois se trouvent menacés ; et, de toute façon, il n'est pas facile de moderniser les économies et de les rendre compétitives. Mais les plaintes et les mécontentements portent sur les résultats, non sur les buts poursuivis.
Il n'en est pas de même lorsque des problèmes nationaux sont en cause. Qu'il s'agisse du respect des droits des minorités dans les pays balkaniques ou du retour des réfugiés en ex-Yougoslavie, ces exigences sont souvent acceptées de mauvaise grâce et donnent lieu à maintes controverses.
À plus forte raison, les requêtes concernant spécialement les " Balkans occidentaux " peuvent susciter, et suscitent effectivement, des oppositions frontales. La " coopération régionale ", c'est la collaboration avec l'ennemi d'hier, que beaucoup refusent. En Croatie, les notions de " région " ou de " Balkans occidentaux " sont perçues comme des euphémismes masquant un projet de restauration de la Yougoslavie, qui serait unanimement rejeté. Certains pays ont craint que la " région " ne se voie imposer une admission en bloc dans l'UE, ce qui signifie que les pays les plus avancés auraient dû attendre les autres. Rien n'aurait été plus propre à raviver les antagonismes, car chacun aurait pu imputer la faute du retard à son voisin. Heureusement, le sommet de Zagreb a bien précisé que " l'Union propose à chacun de ces pays une démarche individualisée ", ce qui rend chacun d'eux seul responsable de ses propres performances. Cela n'empêche pas que le rejet de principe de la " coopération régionale ", et la critique de chaque action allant dans ce sens, soient très présentes dans les opinions publiques.
Mais ces oppositions ne sont rien auprès de celles que suscite la coopération exigée avec le Tribunal international de La Haye. Un peu partout, malgré les efforts des hommes politiques responsables, les criminels de guerre présumés sont considérés par une part importante de l'opinion comme des héros nationaux. Le principe de la responsabilité individuelle n'est pas reconnu par tous, et l'inculpation d'un Serbe ou d'un Croate est reçue comme la mise en cause de tout un peuple.
La file d'attente
En 2004, les huit pays dits d'" Europe centrale ", dont la Slovénie, sont entrés dans l'UE (et, pour ceux qui n'y étaient pas encore, dans l'Otan). Il ne reste plus, dans la file d'attente, que des pays " balkaniques ". Ceux-ci sont plus ou moins proches du but. Leur niveau d'avancement diffère selon que l'on considère les critères économiques ou politiques. Cependant, le statut officiel de leur candidature, tel qu'il est défini à la date actuelle par l'UE, permet d'esquisser un classement unique en plusieurs groupes :
1°) La Roumanie et la Bulgarie (" Balkans orientaux ") ont demandé l'adhésion en 1995 et ont été admises comme candidates en 1999. Les négociations avec elles sont en cours, et, en cas d'issue favorable, leur adhésion est prévue au 1er janvier 2007. Pour ces pays, l'obstacle est avant tout leur faible niveau économique, bien que les difficultés politiques ne soient pas absentes non plus.
2°) La Croatie a demandé son adhésion en 2003 et a été admise comme candidate le 18 juin 2004. Son admission était envisagée également pour 2007, mais les négociations, qui devaient commencer en mars 2005, ont été, au dernier moment, reportées à une date ultérieure, faute pour ce pays d'avoir prouvé sa pleine collaboration avec le TPI par l'arrestation du général Ante Gotovina, inculpé de crimes de guerre. Mais le 3 octobre, le Conseil européen est revenu sur cette décision, et a décidé l'ouverture immédiate de négociations avec la Croatie. On parle d'une adhésion possible en 2008. Les obstacles politiques ont été pour l'essentiel levés depuis le changement de président en 2000, et il n'y a pas de véritables obstacles économiques.
3°) La Macédoine a présenté une demande d'adhésion le 22 mars 2004, mais n'a pas encore obtenu le statut de candidat. Ce pays n'a surmonté qu'en 2002, par les accords d'Ohrid et grâce à de fortes pressions européennes, son grave conflit interne avec sa minorité albanaise, et ses performances économiques sont encore médiocres.
4°) Les trois autres pays des " Balkans occidentaux ", Albanie, Bosnie-Herzégovine, Serbie-et-Monténégro, souhaitent adhérer également, mais n'ont pas encore déposé de demande officielle.
Enfin, rappelons pour mémoire qu'un autre pays, en partie balkanique mais non ex-communiste, un pays à lui seul plus peuplé, plus puissant économiquement et plus fort militairement que tout le reste des Balkans réunis, a présenté sa demande d'adhésion dès 1987 et a été admis comme candidat en 1999 : la Turquie. Pour ce pays, comme pour la Croatie, le Conseil européen, après bien des débats, a décidé l'ouverture des négociations le 3 octobre 2005. Mais, dans le cas turc, ces négociations doivent durer des années. Le résultat n'est pas acquis. Il y a vingt ans, quand le bloc communiste existait encore, la Turquie, membre de l'Otan depuis 1952, semblait avoir sa place naturelle dans l'UE. Les obstacles à sa candidature, qui sont de tous ordres (politiques, économiques, démographiques, culturels) ont semblé alors bénins aux négociateurs européens. Aujourd'hui, tandis que c'est l'islam qui suscite le plus d'appréhensions, ils paraissent de plus en plus insurmontables à l'opinion publique de plusieurs pays.
La " question turque " n'est pas le sujet du présent article. Elle ne nous intéresse que dans la mesure où, par sa présence obsédante dans le débat public, elle interfère avec les problèmes purement balkaniques, et les relègue au second plan, dans l'opinion et même chez les décideurs. Les cas de Zagreb et d'Ankara, si différents soient-ils, se sont trouvés par hasard liés dans les marchandages au sujet de l'adhésion de ces deux pays.
La révision constitutionnelle française du 17 mars 2003 oblige le président de la République à soumettre à référendum toute adhésion d'un nouveau pays à l'UE, mais prévoit (article 4) que ces dispositions " ne sont pas applicables aux adhésions faisant suite à une conférence intergouvernementale dont la convocation a été décidée par le Conseil européen avant le 1er juillet 2004 ". Or une telle décision du Conseil n'a été prise que pour la Bulgarie et la Roumanie (en 1999) et pour la Croatie (le 18 juin 2004). L'adhésion éventuelle de ces trois pays pourrait donc être ratifiée en France par un simple vote parlementaire, tandis qu'un référendum serait nécessaire pour tous les autres : le reste des " Balkans occidentaux " ainsi que la Turquie.
Il se trouve que les trois pays bénéficiaires de cette exception sont aussi ceux dont les ressortissants peuvent entrer sans visa dans l'espace Schengen : les Croates depuis 1996, les Bulgares et les Roumains depuis 2003.
Évolutions politiques
L'attitude des divers courants politiques et des divers secteurs de l'opinion envers l'Europe a évolué depuis cinq ans, et elle est loin d'être la même dans tous les pays balkaniques. En gros, il existe partout deux lignes de partage interne : l'une entre gauche et droite, l'autre pour ou contre le nationalisme, les moins nationalistes étant les plus pro-européens. Ce qui diffère d'un pays à l'autre, c'est le rapport entre ces deux clivages, et plus particulièrement la position des anciens partis communistes (généralement rebaptisés " socialistes " ou " sociaux-démocrates ").
À l'époque du communisme finissant, comme on le sait, les partis au pouvoir n'ont pas eu la même attitude envers les problèmes nationaux dans les pays de tradition orthodoxe d'une part, dans ceux qui sont liés historiquement au catholicisme ou au protestantisme de l'autre. Dans les premiers, où les Églises sont nationales, les partis communistes étaient aussi devenus nationaux. C'est ainsi que, dans la Roumanie de Ceausescu, la Bulgarie de Jivkov, plus tard la Serbie de Milosevic, ils avaient joué la carte d'un nationalisme dur, oppressif envers les minorités. Après l'avènement du pluripartisme, Bucarest et Belgrade ont conservé des partis ex-communistes à orientation nationaliste, plus ou moins enclins à s'allier avec l'extrême droite, réticents aux réformes menant vers la démocratie et l'économie de marché, et donc aux exigences européennes : bref, un nationalisme de gauche, coexistant et souvent collaborant avec celui de droite.
Ailleurs, au contraire – pays Baltes, Pologne, Tchécoslovaquie, Hongrie, Slovénie et Croatie -, le sentiment national avait toujours joué contre le régime en place. Les anciens partis communistes ont réussi leur reconversion et sont devenus les noyaux d'une gauche anti-nationaliste, démocratique et européenne. Dans plusieurs pays, celle-ci se trouve en compétition pour le pouvoir avec une droite moderne, également démocratique et tournée vers l'Europe. Le nationalisme, même s'il est parfois puissant, ne se situe qu'à l'extrême droite. C'est le cas, dans l'Europe centrale déjà entrée dans l'UE (Lituanie, Pologne, Hongrie, Slovénie, etc.), ainsi qu'en Croatie. Parmi les pays de tradition orthodoxe, il en est un au moins, la Bulgarie, qui a lui aussi réussi la modernisation de son ancien parti communiste et qui répond donc au même schéma.
Enfin, au cœur des Balkans, dans ces ensembles multiconfessionnels et particulièrement fragiles que sont la Bosnie, la Macédoine et l'Albanie, la gauche a opéré sa reconversion démocratique, mais la droite moins bien ou pas du tout. Ici les deux clivages se recoupent plus ou moins.
Cette classification sommaire mérite d'être affinée en fonction des circonstances locales et des particularités historiques. Nous ne considérerons ici que les pays issus de l'ancienne Yougoslavie, où les guerres de la décennie passée ont rendu la situation particulièrement complexe.
Croatie
Ce pays est sans aucun doute plus près que tous les autres de remplir les conditions d'accès à l'UE. Son économie, hier ravagée par la guerre mais aujourd'hui dopée par le tourisme, et reposant sur de solides infrastructures, est plus prospère que celle de ses voisins du Sud-Est. Le commissaire européen Chris Patten jugeait en 2004 que " l'économie de marché fonctionne bien en Croatie " (5). Son PIB annuel par habitant (10 492 dollars) est le plus élevé de la région (de 7 274 pour la Bulgarie à 4 547 pour l'Albanie) (6). Il est égal à celui de la Pologne, déjà membre de l'Union. Quant aux réformes demandées par l'UE, elles sont en bonne voie.
Le président Stipe Mesic, élu après la mort de Tudjman en 2000, a été réélu presque triomphalement en 2004. Il avait rompu, dès 1993, avec Tudjman en raison de sa politique en Bosnie, et il est resté un adversaire résolu du nationalisme. Il a d'abord gouverné avec une coalition du centre et de la gauche – celle qui fut victorieuse aux élections de 2000 et que dirigeait le premier ministre, le social-démocrate Ivica Racan. Depuis les législatives de 2003, la majorité est repassée au HDZ, ex-parti de Tudjman. Mais le leader de celui-ci et nouveau premier ministre, Ivo Sanader, a débarrassé son parti des éléments ultra-nationalistes et l'a reconverti en formation de droite libérale, admise à Bruxelles au sein du Parti populaire européen (PPE). L'orientation démocratique et pro-européenne, en rupture avec le nationalisme de l'ancien président, est donc commune aux deux partis dominants, gauche et droite, qui se sont succédé au pouvoir depuis 2000.
Dans l'opinion, la principale opposition à cette politique et à l'Europe vient précisément du sentiment que les exigences européennes font bon marché de l'indépendance nationale et des souffrances subies pendant la guerre de 1991-1995, dite " Guerre patriotique " (7). Une campagne a été lancée dès 2000 par une partie du HDZ d'alors, avec l'appui des associations d'anciens combattants, de plusieurs généraux (que Mesic a limogés) et de l'épiscopat catholique. Cette campagne s'en prenait avant tout au jugement par le TPI des militaires croates inculpés de crimes de guerre. De nombreux opposants critiquent, en outre, la politique " régionale ", qui suppose un rapprochement avec la Serbie, et les mesures favorisant le retour des réfugiés serbes.
Le gouvernement de gauche de Racan s'est parfois laissé intimider par ces critiques qui pouvaient, aux élections, jouer en faveur de ses adversaires du HDZ. Il a louvoyé notamment devant les exigences du TPI. Comme souvent dans l'histoire (de Gaulle arrêtant la guerre d'Algérie, Nixon celle du Vietnam), il a fallu un homme d'État de droite pour résister plus efficacement aux faucons du même bord. À partir de 2003, le nouveau premier ministre HDZ Sanader, soucieux d'" européaniser " son parti, et se donnant l'adhésion à l'UE pour priorité absolue, a coupé court à ces hésitations et pris toutes les mesures requises par Bruxelles. Il a fait entrer dans sa coalition gouvernementale le parti représentant la minorité serbe. Il a obtenu la reddition à La Haye, ou le jugement sur place avec l'accord du TPI, de tous les Croates inculpés de crimes de guerre. Tous sauf un : le général Ante Gotovina, qui est longtemps resté le seul obstacle à l'adhésion à l'UE.
Le gouvernement Racan, effrayé par l'opposition, avait répondu par des faux-fuyants à certaines demandes du TPI, à une époque où probablement l'inculpé aurait pu être arrêté en Croatie. Le nouveau gouvernement a pris des mesures plus radicales en vue de la collaboration avec La Haye ; il a obtenu plus de redditions et mené des recherches plus sérieuses. Il a tenté de démanteler les réseaux protégeant le fugitif et a essayé de tarir ses sources de revenus. Mais Gotovina est toujours introuvable. Les protestations de bonne foi des autorités croates n'emportent pas la conviction du procureur, ni celle du Conseil européen du 16 mars 2005. Celui-ci, à la demande de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas, et malgré l'opinion contraire des pays voisins de la Croatie (Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Autriche, Italie), plus tard rejoints par plusieurs autres, reporte l'ouverture des négociations d'adhésion. Et l'on en arrive à cette situation dramatique et absurde : l'avenir d'un pays entier est suspendu au sort d'un seul individu.
Le gouvernement maintient ferme sa volonté affichée de collaboration pleine et entière avec le Tribunal ; il fait valoir qu'il a satisfait à 625 demandes de La Haye sur 626. Mais cette affaire l'affaiblit. Elle renforce considérablement dans l'opinion le sentiment anti-européen et le nationalisme le plus dur. Comme l'écrit une journaliste : " Si l'Union européenne décide de ne pas engager les négociations avec la Croatie, les partis et les politiciens orientés vers l'Europe s'affaibliront davantage, alors que les forces radicales gagneront du terrain. Certains peuvent même trouver leur intérêt dans un nouveau retour en arrière des relations interethniques. La remise à plus tard des négociations conviendrait à des groupes d'intérêt qui sont contre l'établissement d'un État de droit plus efficace, car une telle ambiance serait défavorable aux profits qu'ils tirent jusqu'à présent " (8).
Cette tendance se marque dans les sondages, où le nombre des partisans de l'entrée dans l'UE est en décroissance rapide. Elle s'est manifestée aussi aux élections locales du 15 mai 2005, où les deux partis dominants (HDZ et socialistes), tous deux pro-européens, se sont affaiblis au profit de l'extrême droite, ainsi que d'une formation dite " Parti des retraités ". À Osijek, principale ville de Slavonie, Zlatko Kramaric, maire depuis quinze ans, intellectuel libéral connu pour sa tolérance que symbolise le jumelage de sa ville avec Novi Sad en Serbie et Tuzla en Bosnie, était soutenu à la fois par le HDZ et par les socialistes. Il a été battu par Branimir Glavas, dissident du HDZ, ultra-nationaliste, suspect de nombreuses exactions en 1991 et allié à l'extrême droite. Pas plus en Croatie qu'en France, le patronage conjoint des deux grands partis de gouvernement ne garantit l'adhésion des électeurs.
Là-dessus arrive le " non " de deux pays fondateurs au projet de Constitution européenne. Il ne peut qu'accentuer encore cette évolution. L'espoir d'accéder à l'UE a été depuis des années l'argument majeur utilisé contre les crispations nationales, pour plus de tolérance et de démocratie. D'un seul coup, l'Europe paraît moins désirable, puisque à l'Ouest, aussi, comme l'a montré la campagne référendaire, elle fait l'objet d'un certain rejet : il est inutile de consentir des sacrifices à l'Europe si les Européens eux-mêmes refusent d'en faire ! En outre, tout le monde comprend que désormais les décisions européennes seront plus difficiles à prendre parce que chaque pays s'arc-boutera sur ses intérêts. Cela est particulièrement vrai des décisions concernant les adhésions futures : le refus des élargissements, symbolisé en France par la polémique sur le " plombier polonais ", n'a pas échappé à l'opinion des ex-" pays de l'Est ", dont la Croatie. Les efforts exigés du pays pour l'admission dans l'Europe semblent superflus si, de toute façon, les négociations doivent échouer. Toutes ces considérations émergent peu à peu dans l'opinion. Elles sont un formidable atout pour les nationalistes de toute espèce.
La situation s'éclaire quand, le 3 octobre 2005, le Conseil européen doit décider de l'ouverture des négociations avec la Croatie et la Turquie. De nombreux pays ont fait pression en faveur de Zagreb. L'Autriche a déclaré qu'elle refuserait la Turquie si la Croatie n'était pas acceptée. De son côté, la procureure du TPI, Carla Del Ponte, a remis un rapport favorable. Malgré l'échec des recherches concernant Gotovina, qui n'est pas imputable au gouvernement croate, elle a reconnu la pleine coopération de Zagreb avec le Tribunal. Et la décision favorable a été acquise.
Cette issue est le couronnement du long effort accompli depuis 2000 par la Croatie pour démocratiser ses institutions et se réconcilier avec ses voisins. On peut espérer qu'elle mettra fin à la régression nationaliste qui s'était amorcée dans l'opinion, et qu'elle renforcera la position des courants démocratiques au pouvoir depuis cinq ans.
Bosnie-Herzégovine
Proche géographiquement de la Croatie, la Bosnie en est loin du point de vue des perspectives d'adhésion à l'Europe. Elle est bien plus pauvre, avec un PIB par habitant plus faible d'un tiers : 6 240 dollars. Politiquement, son gouvernement n'a nullement les moyens de prendre des décisions efficaces. Ses capacités d'action sont limitées par en bas et par en haut. Au-dessous de lui, le vrai pouvoir sur le terrain appartient aux entités : Fédération (croato-bosniaque) et Republika Srpska (serbe) ; et au sein de la première, aux dix cantons – sans compter les pouvoirs croates illégaux. Au-dessus, il y a le Haut Représentant de l'ONU (actuellement le Britannique Paddy Ashdown), véritable proconsul qui peut casser les décisions des pouvoirs bosniens, révoquer des dirigeants élus à tous les niveaux, et la force internationale qui a toute latitude pour agir sur l'ensemble du territoire, notamment pour procéder à des arrestations et à des perquisitions…
On n'entrera pas ici dans le détail des compétences respectives des divers organismes internationaux. Notons seulement que, depuis décembre 2004, c'est l'UE elle-même, et non plus l'Otan, qui a autorité sur les troupes internationales stationnées en Bosnie. La SFOR (force de stabilisation) est devenue EUFOR (force européenne). Washington, empêtré en Irak, est bien heureux de se dégager en Bosnie, en laissant l'Europe s'y impliquer davantage.
Ce qui est certain, et ceux des citoyens de Bosnie-Herzégovine qui croient en leur pays le ressentent douloureusement, c'est que leur État est irresponsable. Si l'UE ou le TPI lui présentent des requêtes, ce n'est pas lui qui est en mesure de les satisfaire. Si l'une des entités (le plus souvent la Republika Srpska) refuse d'obtempérer, le gouvernement bosnien n'y peut rien. Il appartient au Haut Représentant et aux forces dépendant plus ou moins de lui de contraindre le récalcitrant. S'ils ne le font pas, il n'y a aucun recours.
Une grande part des inculpés du TPI – serbes, croates ou bosniaques (9) – sont citoyens de la Bosnie. Leur arrestation (ou l'incitation à leur reddition volontaire) a été le fait soit des forces internationales (surtout britanniques et américaines), soit des entités ou des autres autorités locales. Au cours des années, tous les inculpés bosniaques ou croates ont rejoint La Haye. Seuls manquent certains Serbes, dont Radovan Karadzic. Leur arrestation est l'une des conditions, parmi bien d'autres, posées à l'admission éventuelle de la Bosnie dans l'UE. Voilà le paradoxe : tous les citoyens de la Bosnie, dont les 44 % de Bosniaques et les 15 % de Croates, victimes de Karadzic, sont punis parce que Karadzic n'a pu être arrêté !
Politique-fiction : on pourrait imaginer la France sanctionnée par Bruxelles parce que son armée, responsable de la partie sud-est de la Bosnie – où, selon toutes les informations disponibles, se cache Karadzic -, n'a pas réussi en dix ans à arrêter l'inculpé. Ce serait plus légitime que de sanctionner les Bosniaques (musulmans) et les Bosno-Croates, qui n'en peuvent mais, et qui ont livré tous leurs propres inculpés.
Reste que tout cela n'a pas véritablement d'importance. Car, même sans tenir compte des exigences du TPI, la Bosnie reste de toute façon très loin des critères européens. Économiquement bien sûr, mais aussi politiquement. Depuis 1997, les Hauts Représentants successifs ont fait tous les efforts possibles pour réunifier le pays en supprimant les barrières qui le morcelaient. Ils ont réussi à assurer la liberté de circulation entre les entités et le retour d'une petite partie des réfugiés. Mais la coupure psychologique née de la guerre reste profonde, et l'entité serbe, politiquement mieux organisée que l'autre quoique beaucoup plus pauvre, ne cède rien de son pouvoir. Les partis modérés ont remporté quelques succès dans les deux entités aux élections de 2000 et ont exercé un temps le pouvoir, avant de le reperdre au profit des trois formations nationalistes. La gestion des modérés n'a pas toujours été exemplaire, et chaque peuple, craignant la prééminence de son voisin, se resserre autour de ses leaders nationaux.
Néanmoins, les Bosniens de toutes origines ont conscience que l'entrée dans l'UE, qui rendrait effective l'abolition des frontières, est la meilleure chance pour eux. Mais le doute sur la volonté de persévérance de l'Europe ainsi que l'accumulation des obstacles sur la voie de l'adhésion ne peuvent que décourager ces espoirs et faciliter la tâche des forces tendant à l'éclatement définitif du pays.
Serbie
Là aussi la route de l'Europe est encore très longue. Les indices économiques placent ce pays, jadis riche, à l'avant-dernier rang des États balkaniques : PIB par habitant de 4 555 dollars (10), soit à peine plus qu'en Albanie, deux fois moins qu'en Croatie. Avec la longue domination de Milosevic (1986-2000), non seulement la Serbie a été plongée dans des guerres, soumise à des sanctions et surchargée de réfugiés, mais les pratiques de l'économie d'État ont subsisté plus longtemps qu'ailleurs, les privatisations se sont fait attendre. Les mafias sont florissantes.
Trois courants se partagent la scène politique : une gauche ayant répudié le nationalisme, dont la force motrice est le Parti démocrate (DS), dirigé par Zoran Djindjic jusqu'à son assassinat en 2003 ; une droite nationaliste légaliste, autour du Parti démocrate de Serbie (DSS) de Vojislav Kostunica ; enfin les nationalistes extrêmes, qui englobent à la fois l'extrême droite avec le Parti radical (RS) et les restes du Parti socialiste (ex-communiste) (SDP). Les leaders de ces deux dernières formations, Vojislav Seselj et Slobodan Milosevic, sont tous deux aujourd'hui prisonniers à La Haye.
Dans les années 2000-2003, les deux premiers groupes, d'abord coalisés et victorieux ensemble, n'ont pas tardé à se déchirer sur la question nationale, Djindjic, premier ministre de Serbie, prônant, contrairement à Kostunica, président de Yougoslavie (11), la coopération avec La Haye et le renoncement aux projets hégémoniques. En 2003, Djindjic, haï des extrémistes pour avoir livré Milosevic à La Haye, est assassiné. En 2004, l'élection présidentielle est remportée par Boris Tadic, du Parti démocrate, mais le Parti radical rassemble le plus de voix aux législatives. Kostunica, situé entre les deux, devient premier ministre avec l'appui de tous les partis, sauf les radicaux. Son gouvernement ne se plie qu'avec de grandes réticences aux exigences européennes.
De nombreux inculpés serbes ont été livrés ou se sont livrés volontairement au Tribunal de La Haye. Mais plusieurs autres courent encore, notamment le général Ratko Mladic, ancien commandant de l'armée serbe de Bosnie, responsable du nettoyage ethnique généralisé, et en particulier du massacre de Srebrenica. Il ne s'agit pas ici de " responsabilité de commandement ", mais d'ordres directement donnés ; non pas pendant quelques semaines, mais durant trois ans. Il vit en Serbie sans se cacher, mais lui et d'autres inculpés serbes sont protégés par l'armée, que nul n'ose affronter.
C'est dire que, pour la Serbie aussi, l'adhésion à l'UE constitue une perspective très lointaine. Reste que le projet européen est la meilleure incitation aux réformes et à l'atténuation du nationalisme qui, pour l'instant, reste majoritaire dans les urnes et participe au pouvoir.
La situation de la Serbie est compliquée encore par deux questions territoriales non résolues : le Monténégro et le Kosovo.
Monténégro
La république de Monténégro, qui depuis sa rupture avec Milosevic en 1998 fonctionnait sans lien aucun avec la Serbie, a accepté en 2002, sous forte pression européenne, de reconstituer avec celle-ci une " Communauté d'États de Serbie-et-Monténégro " (CESM), seule reconnue internationalement. Mais cet habillage juridique recouvre en fait deux États bien distincts, qui n'ont même pas la même monnaie : à Belgrade a cours le dinar, à Podgorica, l'euro.
Des deux partis principaux, tous deux ex-communistes, l'un, légèrement minoritaire, lié au parti ex-communiste serbe, est pour l'union avec la Serbie. L'autre, qui est au pouvoir, souhaite l'indépendance totale et a promis de soumettre la question à référendum. Cette consultation était prévue en 2005 ; Bruxelles a obtenu son report à 2006.
Car l'UE est opposée à l'indépendance monténégrine et ne veut connaître que la " Communauté d'États " qui, seule, serait habilitée à demander en tant que telle son admission dans l'Europe. Les dirigeants monténégrins pensent que leur pays, si son cas était considéré isolément, pourrait remplir les conditions d'adhésion plus facilement que sa grande voisine : il n'a pas de contentieux avec le TPI et il a réglé mieux que tout autre le problème des minorités. Ces dirigeants se plaignent d'être " otages de la Serbie ".
Là est le paradoxe. Les pro-européens, à savoir les indépendantistes, sont rejetés par l'Europe. Celle-ci défend une " Communauté d'États " qui n'a été créée qu'à son initiative, et dont les seuls soutiens locaux sont les nostalgiques de Milosevic. Bruxelles joue à contre-emploi.
Cela dit, même sans le poids écrasant de la Serbie, la candidature monténégrine aurait bien des obstacles à franchir : la situation économique n'est guère meilleure que celle du pays voisin ; les mafias et les trafics de toute espèce prospèrent ; et le premier ministre indépendantiste Milo Djukanovic lui-même est mis en cause par la justice italienne pour contrebande de cigarettes à travers l'Adriatique (12).
Kosovo
Le Kosovo n'est pas un État : il est officiellement une province de la Serbie, placée par la résolution 1244 des Nations unies sous administration et occupation militaire internationales. Il ne peut donc, aujourd'hui, être directement candidat à l'UE. Pourrait-il adhérer un jour via Belgrade ? Cette perspective est doublement irréaliste, tant l'adhésion de la Serbie est encore lointaine, et tant son lien avec le Kosovo est inexistant et impossible à rétablir.
Il est clair que la condition préalable à toute extension de l'UE aussi bien au Kosovo qu'à la Serbie elle-même est la définition claire du statut de la province. Or on ne peut guère imaginer d'autre solution que l'indépendance, quelles qu'en soient les conditions et les modalités. Là comme ailleurs, on peut idéalement espérer qu'un jour la participation commune à l'UE de deux territoires reconnus comme États indépendants aiderait à rendre moins aigus les litiges de frontières et de minorités. Mais bien d'autres problèmes subsistent : ce pays est le plus pauvre de la région, il a le plus fort taux de chômage, le plus d'anarchie et de violence, et le sort des minorités y est le plus précaire, surtout depuis les pogroms anti-serbes de mars 2004.
Néanmoins, pour ce qui est de la coopération avec le TPI, le Kosovo a donné un bel exemple à tous ses voisins. Son premier ministre Ramush Haradinaj, inculpé de crimes de guerre, s'est immédiatement démis de ses fonctions et constitué prisonnier à La Haye.
Macédoine
Deux partis macédoniens ont alterné au pouvoir depuis l'indépendance : le Parti socialiste (ex-communiste), avec les présidences du vieux leader titiste Kiro Gligorov (1991-1998) et plus tard de Branko Crvenkoski (depuis 2004) ; et le parti nationaliste ORIM (Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne – une appellation qui renvoie aux insurrections anti-turques d'il y a cent ans) sous la présidence de Boris Trajkoski (1998-2004). Une gauche ouverte et modérée, une droite nationaliste : ce schéma est exceptionnel en pays orthodoxe. Il est très différent de celui qui prévaut en Serbie : de fait, Gligorov, dans le cadre yougoslave, s'était jadis fortement opposé aux ambitions de Milosevic. Ce pays est divisé entre deux ethnies principales – deux tiers de Macédoniens (slaves), un quart d'Albanais – et il s'est toujours donné des gouvernements de coalition formés de partis représentant, chacun, l'un des deux groupes. Chaque parti macédonien au pouvoir a toujours su se trouver un partenaire albanais.
Cependant, le règne des partis nationalistes, coïncidant dans le temps avec la guerre du Kosovo, a été marqué un peu plus tard par une grave crise : en 2001 se sont allumés, près de la frontière avec cette province, quelques foyers de rébellion albanaise durement réprimés par l'armée macédonienne. Ce conflit a mis à mal la coexistence, mais il a été vite éteint par une énergique médiation européenne. En 2002, les accords d'Ohrid ont assuré quelques satisfactions aux Albanais et rétabli la paix. C'est, dans les Balkans, l'un des très rares succès diplomatiques qui soit dû spécifiquement à l'Union européenne.
La Macédoine a donc finalement évité la guerre, elle a rétabli une certaine concorde inter-ethnique, elle reconnaît les droits de ses minorités. Elle a de bonnes relations avec ses voisins : la Bulgarie et surtout la Grèce ont sagement renoncé à contester son existence (même si le problème du nom du pays reste litigieux) ; l'Albanie s'est soigneusement abstenue d'encourager la courte rébellion de ses conationaux outre-frontière. La paix dont le pays a joui lui a permis un développement économique relatif : cette république, autrefois la plus pauvre de la Yougoslavie, est aujourd'hui bien plus prospère que la Serbie ! Paradoxalement, si l'on songe à ses antécédents historiques, ce pays est désormais mieux placé que ses voisins du Nord dans la course à l'Europe. Comme on l'a vu, il se classe aussitôt après la Croatie. Les principaux freins sont malgré tout économiques.
Un des bienfaits que les Macédoniens attendent de l'Europe est le désenclavement. La Grèce exige d'eux un visa depuis qu'elle-même est entrée dans l'espace Schengen, et la Bulgarie depuis que ses propres citoyens circulent librement dans ce même espace. Alors que ces relations de voisinage avaient toujours été actives, la fermeture de ces frontières rend la vie difficile. En outre, le gouvernement macédonien s'inquiète de voir certains de ses ressortissants solliciter et obtenir des passeports bulgares qui leur ouvrent l'Europe. Il y voit une menace pour l'indépendance du pays. C'est dire si l'admission dans l'UE est espérée.
Va-t-on dire : " à quoi bon " ?
Ce bref tour d'horizon montre à quel point le rapport à l'Union européenne est devenu, de façon obsessionnelle et multiforme, la préoccupation majeure des pays balkaniques. Partout l'adhésion est porteuse des espoirs de prospérité, de bonne gouvernance et de liberté de mouvement que nourrissent presque unanimement les populations. Partout aussi cette perspective est utilisée comme appât pour détourner ces peuples de l'héritage de repli national, de haine et d'intolérance légué par le passé lointain ou proche, par les manipulations de l'ère communiste et, pour les pays de l'ex-Yougoslavie, par les guerres toutes récentes.
Cet appât est brandi d'abord par les responsables de l'UE, avec l'appui de la diplomatie des principaux membres de l'Union. Mais, dans chaque pays de la région, cet effort de persuasion est repris localement par des élites passionnées et des politiciens éclairés. Les premières, depuis le début, envers et contre tous, ont cru fermement que leurs pays avaient tout intérêt à s'arracher aux querelles et à devenir des démocraties tolérantes vivant d'une vie normale. Les seconds s'en sont convaincus progressivement au vu des réalités de l'après-guerre ; au prix de risques politiques et personnels considérables, ils ont cherché et cherchent encore à tirer dans ce sens leurs concitoyens et leurs dirigeants. Ces convertis, généralement sincères parce que clairvoyants, sont facilement accusés de trahison. L'un d'eux, en Serbie, l'a payé de sa vie : Zoran Djindjic. Ils ont paru, à certains moments, réussir leur pari : en 2000, tant en Croatie qu'en Serbie, les opinions avaient paru faire un grand pas dans cette direction. Depuis, verbalement au moins, tous les gouvernements sans exception se réclament des grands principes européens.
Mais cet effort va à l'encontre de sentiments puissants, que nous appellerons volontiers " nationalistes ", tandis que ceux qui les éprouvent les qualifient de " patriotiques ". Ces sentiments s'appuient sur un déni de la réalité objective, qui est aujourd'hui bien connue. On peut établir qu'il y a eu un agresseur (serbe) et des agressés. Mais des violences, des crimes de guerre ont été le fait de tous, quels qu'ils soient, même si c'est en proportions très inégales. Or, dans la guerre, chaque peuple, à l'exception de rares individus, a cru à son bon droit. Il s'est jugé agressé : à tort pour l'un, avec raison pour les autres. Il s'est jugé seule victime : à tort pour tous. Il s'est indigné des violences commises contre lui, et n'a pas voulu croire à celles perpétrées par les siens. Chez tous il est facile d'exalter la fierté nationale, d'entretenir la haine et la peur, de renouveler les indignations contre telle ou telle mesure de rapprochement avec le voisin. Ceux – profiteurs de guerre, mafieux et autres – qui sont lésés par la démocratisation et par la régularisation de la vie économique et politique ont tout intérêt à attiser ce refus de la conciliation. À ces facteurs s'ajoutent les craintes que suscitent, là comme ailleurs en Europe, la soumission à des normes venues de l'étranger, considérées comme attentatoires aux traditions nationales, ainsi que les réticences devant la mondialisation et ses conséquences économiques. Dans les Balkans, tout cela se fond dans un vaste cocktail nationaliste, qu'agitent partout les mouvements d'extrême droite, et, dans certains États, les restes des partis ex-communistes.
Dans ces conditions, on voit l'importance que revêtent pour ces pays tous les signaux reçus de l'Union européenne. Quelles que soient leurs arrière-pensées, tous les gouvernements ont les yeux fixés sur Bruxelles et continuent leur politique d'adaptation à l'Europe. De fait, officiellement, rien n'a changé. La machine bureaucratique européenne, avec ses critères et ses exigences multiples, tourne imperturbablement. Dans les Balkans, les dirigeants ne peuvent que faire mine d'ignorer les ratés du moteur.
Mais les nationalistes, au contraire, soit qu'ils constituent l'opposition, soit que, comme dans certains pays, ils participent au pouvoir, y sont très attentifs. Ils guettent l'occasion de dire : " à quoi bon ? " Si l'UE perd de sa cohérence, si elle se prive d'une partie de ses moyens d'action, si ses peuples eux-mêmes la mettent en doute, si en outre l'élargissement à de nouveaux pays devient de plus en plus difficile, alors, à quoi bon faire taire notre fierté nationale, livrer nos chefs militaires à une justice étrangère, multiplier les concessions à nos voisins, modifier nos institutions dans un sens que nous n'avons pas choisi ? Pour rendre efficace cette argumentation, ses utilisateurs n'ont pas besoin de prouver que ces interprétations de l'attitude des Occidentaux sont exactes : il suffit qu'elles aient une certaine vraisemblance.
Ce débat commence à peine. Il est trop tôt pour dire s'il prendra de l'ampleur, si l'" à quoi bon " se répandra ou non, si la lutte pour l'apaisement des tensions nationales et l'européisation des Balkans sera gagnée ou perdue. Ce qui est certain, c'est que chacun des gouvernements et chacun des peuples de l'Union – et non pas seulement " Bruxelles " – portent une responsabilité écrasante dans l'évolution future de la partie sud-est de notre continent.
 
Notes :
(1) Mila Stula, Ilustrovana Politika, 29 octobre 1991.
(2) Cité par Delo, 15 février 2003.
(3) Dans une seconde déclaration du 21 mai 2003, le même groupe de Vilnius formule entre autres le souhait que ces deux pays aussi, comme les signataires eux-mêmes, soient admis un jour dans l'Organisation.
(4) Déclaration de Jacques Chirac lors de la conférence de presse à l'issue de la réunion informelle extraordinaire du Conseil européen, Bruxelles, 17 février 2003.
(5) Chris Patten, interview à Vjesnik, 13 juin 2004.
(6) Pour ces chiffres, comme pour ceux qui sont donnés plus loin, source : L'État du monde. Annuaire économique géopolitique mondial 2005, La Découverte, 2004, pp. 520-521.
(7) Ce terme croate (domovinski rat) est un calque de l'expression russe de même sens (otiétchestvennaïa voïna) employée par les Soviétiques pour désigner la guerre contre l'Allemagne nazie.
(8) Deana Knezevic, Vecernji List, 30 mai 2005.
(9) Le terme " Bosniaques " (Bosnjaci) désigne depuis 1993 les habitants de la Bosnie de tradition religieuse musulmane, appelés jusque-là " Musulmans " (avec majuscule). Les citoyens de la Bosnie envisagés dans leur ensemble, sans distinction d'origine, sont appelés Bosanci, qu'on peut traduire par " Bosniens ".
(10) Ce chiffre (même source que précédemment) concerne en fait la Serbie-et-Monténégro, mais la Serbie seule représente 95 % de la population de cette " Communauté d'États ".
(11) Rappelons que la " république fédérale de Yougoslavie " (RFY), réunissant les deux républiques de Serbie et de Monténégro, avait été créée en 1992, après la disparition de la " république fédérale socialiste de Yougoslavie " (RFSY, six républiques), et à l'instigation de Milosevic. Après l'élection de ce dernier comme président en 1998, à la faveur d'une révision de sa Constitution, la RFY fut boycottée par le Monténégro, qui jugeait cette révision illégale. C'est à l'élection présidentielle de RFY qu'en octobre 2005 Milosevic a été battu par Kostunica. Mais la fonction présidentielle de ce dernier disparaît en 2003, avec l'abolition de la RFY et l'institution de la " Communauté d'États de Serbie-et-Monténégro ". L'année suivante, après les élections législatives serbes, Kostunica est nommé premier ministre de Serbie.
(12) Voir sa défense contre cette accusation dans Politique Internationale, no 108, été 2005, p. 341.
 
 

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