Un film qui cumule les atmosphères 27 mai 2006
Posted by Acturca in Art-Culture, France, Turkey / Turquie.Tags: France, Turkey / Turquie
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l’Humanité (France), lundi 22 mai 2006, p. 20
Dominique Widemann, Envoyée spéciale.
Les Climats, de Nuri Bilge Ceylan, Turquie, 1 h 37.
Après Uzak, présenté à Cannes en 2004, le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan poursuit son voyage aux confins de la solitude contemporaine et des universelles tentatives d’en briser le carcan. Il part cette fois explorer les arcanes d’une crise de couple dont le réalisateur, admirateur d’Antonioni, va suivre orages et éclaircies avec une sensibilité de sismographe. Tenant en personne le rôle principal d’Isa, Nuri Bilge Ceylan se donne pour partenaire sa propre femme, Ebru Ceylan. Son visage d’une beauté minérale fondant à l’aplomb du soleil va partager l’écran avec le mur de pierres ancestrales qui lui font appui. C’est par son regard noyé d’une tristesse dont la source nous est d’abord inconnue que se jouera la scène introductive aux intermittences du coeur à venir. Bahar observe à distance son compagnon Isa, occupé à photographier les colonnes décapitées d’un temple qu’ils visitent en duo. Dans la touffeur de la station balnéaire qui accueille leurs vacances, les relations du couple flirtent avec la banquise. Le dîner qu’ils partagent avec des amis venus chercher là leur paradis loin des vicissitudes urbaines, s’alourdit vite d’indigestes non-dits. Au terme d’une scène où exulte la sensualité de Bahar, la caméra qui filmait avec amour son – assoupissement s’approche d’Isa, brouillant ses traits au rythme des mots de rupture convenus avec lesquels il va plomber le réveil de sa belle. Le « restons amis » des mauvais plans va déclencher les premières hostilités climatiques. De là, le film de Ceylan, décrivant à touches subtiles les aléas du célibat d’Isa en leurs contradictions, va s’orienter davantage vers les contes moraux de Rohmer par le constat social opéré. Isa est un univer- sitaire installé. Entre chantage au – vernissage et réceptions obligées, les contraintes conjugales que subissent ses collègues n’ont rien pour le séduire. Tenter le coup avec Serap (Nazan Kirilmis), future femme de l’un de ses amis, va assécher son énergie malgré les éclairs qui zèbrent leur étreinte. Il se dirigera alors vers les contrées brumeuses où Bahar, directrice artistique, participe au tournage d’une série télévisée. Un « ni avec toi ni sans toi » va orchestrer ses décalages à ciel ouvert, entre larmes et regrets, espoirs et angoisses. Bahar et Isa semblent n’avoir pas plus de prise sur les tourments qui les habitent que le commun des mortels n’en possède sur la météo. Le village enneigé, sa lumière blanche, ses passants qui traversent le voile des flocons comme le rideau de scène de leur humble quotidien, font soudain écho aux magnifiques images d’Istanbul sous la glace qui inauguraient Uzak. Et nous en font un instant regretter la plus longue portée malgré la finesse et la beauté aujourd’hui à l’oeuvre.
l’Humanité, Culture, lundi 22 mai 2006, p. 20
Petits faits de la vie, grande violence
Entretien réalisé par Michèle Levieux, Cannes, envoyée spéciale.
Compétition . Le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan a présenté hier Iklimler (les Climats), qui peint les quatre saisons d’un couple en crise, traversé par orages et éclaircies.
Le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan est un habitué de Cannes. Présent dès 1995 avec son court métrage Koza, en compétition, il a frôlé la palme d’or en 2003 avec Uzak qui a reçu le grand prix du jury et le prix d’interprétation masculine pour ses deux acteurs. Avec Iklimler (les Climats), Ceylan réalise sûrement son film le plus libre, poussant à l’extrême la veine traditionnellement réaliste du cinéma venant de Turquie. Rencontre cannoise.
Lors de notre entretien à Istanbul, vous me disiez à propos d’Uzak qu’en plus du rôle de producteur, réalisateur, scénariste, directeur de la photo et monteur, vous auriez aimé jouer vous-même le rôle du photographe, métier que vous pratiquez par ailleurs. Voici votre rêve réalisé…
Nuri Bilge Ceylan. Cela a été possible parce que j’ai tourné Iklimler en haute définition. J’ai pu ainsi filmer beaucoup de matériel. On m’a apporté un combo sur lequel j’ai pu voir les détails de chaque plan et tenter de nombreuses variantes. Lorsque je dirige les acteurs, je parle beaucoup et après je «nettoie ». Mais cette fois, je n’ai pas pu le faire, de même que je ne pouvais pas donner d’indication à Ebru qui joue avec moi dans la plupart des scènes.
Mais elle connaît bien le scénario car nous l’avons écrit ensemble et je la connais bien puisqu’elle est ma femme. Être un acteur photographe est-il une manière de mieux contrôler le monde en l’enfermant dans un cadre ?
Nuri Bilge Ceylan. Je suis sûrement un peu malade mais c’est vrai que c’est une façon de capter ce qui se passe autour de moi pour essayer de mieux comprendre le monde dans lequel je vis. J’ai fait une concession en ayant un directeur de la photo, GökhanTiryaki, mais nous avons travaillé la lumière ensemble. Et d’avoir été acteur dans le film me permet de mieux comprendre les acteurs et sûrement de pouvoir mieux les diriger. Je veux toujours « nettoyer » les acteurs et là, j’ai dû le faire pour moi-même.
Dans Uzak, les deux « héros » étaient l’un citadin et l’autre villageois. Vous me disiez alors que la vie privée avait plus d’importance en ville. Peut-on dire qu’Iklimler, dont le sujet est un couple en crise, est un film urbain ?
Nuri Bilge Ceylan. Je pourrais faire un film sur la vie de gens de la campagne parce que je les connais bien, mais Iklimler est clairement un film urbain. Pour être réaliste, il faut savoir que l’affectif est au centre de la vie même de ces gens. Qu’ils vivent au bord de la mer dans le sud ou passent quatre mois dans le froid à l’est du pays, leurs problèmes restent ceux de gens de la ville.
C’est la première fois que vous avez une production aussi importante, mais cela ne se voit pas vraiment. Vous vous permettez des décadrages, des flous, des distorsions dans le traitement du temps…
Nuri Bilge Ceylan. J’ai fait très attention à ce que cela ne se voie pas. Nous avons tourné beaucoup de scènes avec une steadycam, mais je n’ai jamais utilisé le matériel. Je me suis toujours tenu à la petite caméra qui est aussi très confortable pour les acteurs, surtout lors de plans longs. Ils se sentent coupables lorsqu’ils font un ratage qui peut coûter une centaine d’euros sur un tournage en 35 mm. Quant au style, il était nécessaire dans ce contexte pour rendre la complexité des sentiments des personnages qui ne sont pas sûrs d’eux et parfois rêvent dans leur discours comme à l’image. C’est vrai que je me sens libre face au box– office… étant à l’opposé de tout ce qu’il exige. Toutes les motivations que j’ai pour faire des films sont portées par des idées qui ne coûtent pas d’argent. Avec cette petite caméra, j’ai pu réaliser toutes mes idées folles sans dépenser des sommes folles.
Y compris une scène de sexe très ambiguë, à la limite du viol…
Nuri Bilge Ceylan. Pour cette scène, j’ai suivi mon propre instinct parce que je pense qu’un homme frustré à ce point peut dans cette situation se laisser aller à une certaine violence. C’était très difficile à faire, j’ai arrêté après trois prises.
Vous analysez les minuscules faits et gestes d’un couple en crise, qui font qu’un « tremblement de terre » peut surgir entre un homme et une femme, ce que Nathalie Sarraute nommait « les tropismes »…
Nuri Bilge Ceylan. Quand je me dispute avec Ebru, elle fait toujours, à un moment, quelque chose d’inattendu pour moi parce que je ne comprends pas sa raison de le faire. Une grande violence peut survenir d’un petit détail, un geste, un mot, une expression. Ce sont ces petits faits de la vie, additionnés, qui font qu’un couple continue à vivre ensemble ou pas. C’est la vie tout simplement et en cela je reste intentionnellement un cinéaste réaliste.
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