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En Turquie, des élèves apprennent à penser autrement 23 août 2006

Posted by Acturca in France, History / Histoire, Istanbul, Religion, Turkey / Turquie.
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La Croix (France), no. 37527, mercredi 23 août 2006

Martine de Sauto; M. de S., Istamboul, de notre envoyée spéciale

À Istamboul, cinq lycées français catholiques, classés parmi les meilleures écoles de Turquie, accueillent des élèves turcs, musulmans pour la plupart, dans le strict respect de la laïcité. 

Ce matin, élèves, professeurs et parents sont rassemblés dans la cour du lycée Notre-Dame-de-Sion pour la distribution des prix. Les annonces et les félicitations se font tantôt en français, tantôt en turc. Les élèves portent l’uniforme. Polo blanc. Kilt écossais pour les filles. Pantalon gris-vert pour les garçons. Ceux qui ont terminé leur cursus secondaire ont droit à un message particulier du directeur, Yann de Lansalut : « Ce que vous avez vécu ensemble à Sion durant cinq ans, vous devez individuellement le prolonger autour de vous. »

Situé dans le quartier d’Harbiye à Istamboul, Notre-Dame-de-Sion célèbre cette année le 150e anniversaire de sa fondation. Les Soeurs de Notre-Dame-de-Sion sont arrivées dans la capitale de l’Empire ottoman en 1856, treize ans après la fondation de leur congrégation. Elles y ont ouvert le premier lycée de jeunes filles de Turquie. Plus tard, l’école a bénéficié du soutien du fondateur de la République, Mustafa Kemal Atatürk, qui lui a confié l’éducation de ses filles adoptives. Elle peut s’enorgueillir d’avoir formé les premières femmes sénateur, ambassadeur, juriste, compositeur de musique, procureur de la République…

Notre-Dame-de-Sion est l’un des cinq lycées français catholiques d’Istamboul. Saint-Benoît, le plus ancien, a été fondé en 1583 par les jésuites avant d’être repris par les lazaristes. Sainte-Pulchérie, fondé en 1846 par des jésuites italiens, a été repris par les Filles de la Charité. Saint-Joseph a ouvert ses portes en 1870. Seul établissement francophone situé sur la rive asiatique, il est depuis l’origine sous tutelle des Frères des Écoles chrétiennes, comme Saint-Michel, fondé en 1881.

Ces lycées bilingues privés francophones – connus sous l’appellation de Fransiz Lisesi – ont connu tous les bouleversements liés à l’histoire de l’Empire ottoman et de la Turquie. Statutairement, ils sont classés parmi les écoles étrangères. Ils ne perçoivent aucune aide de l’État. Les directeurs sont français. Les adjoints, turcs. Un tiers des enseignants sont français. Un autre tiers, turcs francophones, ou francophones d’autres nationalités. Les derniers, turcs anglophones. Pour les Français, les lycées bénéficient d’une dotation de postes financés par le ministère des affaires étrangères. Mais leur nombre ne cesse de diminuer. Le P. Kerdoncuf, qui préside la Fédération des écoles catholiques privées de Turquie, parle à ce propos d’« incompréhensible désengagement de la France ». Quant aux élèves, ils sont turcs, musulmans pour la plupart, mais aussi chrétiens (principalement de rites syrien et arménien-orthodoxe) et juifs. Mais de cela, « on ne parle jamais », affirment élèves et professeurs. Le respect de la laïcité est, ici, absolu.

Ces lycées figurent parmi les plus cotés de Turquie. Les élèves qui les intègrent, classés parmi les meilleurs au difficile concours national d’entrée en lycée, les ont spécifiquement choisis. Issus de familles aisées capables d’assumer des frais de scolarité élevés (6 000 € par an) plus 1 000 à 3 000 € pour les cours privés du soir et les séminaires d’été, ils disent tous à peu près la même chose. « Je voulais être dans une école réputée, étudier en français et me former à la méthode analytique », explique Ali Türek, 17 ans. « Je voulais appartenir à une institution qui donne une formation d’excellence et qui transmet des valeurs », dit Can Özger, 18 ans. « Ici, je découvre d’autres manières de penser, d’apprendre », raconte Asli Goglar, 17 ans.

De fait, sans perdre les qualités de mémorisation et de rapidité acquises dans les écoles turques, les élèves apprennent à développer un certain esprit d’analyse où l’argumentation est centrale. « Ce que nous essayons de transmettre, c’est le goût du questionnement et de la réflexion », explique Serçin Divanlioglu, professeur de chimie, turque francophone. Les cours de français et de philosophie permettent par ailleurs de former les jeunes aux valeurs humanistes, celles-là même qu’Atatürk prenait pour référence. D’Érasme à Diderot, de Voltaire à Rousseau, les élèves planchent plusieurs heures par semaine sur les textes fondateurs des démocraties européennes.

À cette rigueur intellectuelle et à cette ouverture culturelle s’ajoute une éducation humaine et morale exigeante. En ce domaine, la présence discrète de religieuses ou de religieux est essentielle. Frère Ange Michel, Frère des Écoles chrétiennes, professeur de français à la retraite, donne toujours des cours de conversation française. « Notre apostolat est celui du P. de Foucauld, explique-t-il. Nous sommes là pour témoigner de quelque chose, non par le discours, mais par notre manière d’être. »

Pour se maintenir à leur niveau d’excellence, les lycées ont investi dans des laboratoires de langues et de sciences, salles informatiques, médiathèques. Ils travaillent désormais en réseau. Ils peuvent aussi compter sur les anciens élèves, regroupés en associations très structurées et terriblement efficaces. Jusqu’en 1997, les élèves intégraient ces établissements vers 10-11 ans, à l’issue du cycle primaire. Depuis, la loi dite « des huit ans » – adoptée par le Parlement turc en août 1997 pour contrer l’influence des islamistes et de leurs écoles (les imam hatip) – a fait passer la durée de la scolarité obligatoire dans une école turque de cinq à huit ans.

Les établissements français ont eu dès lors deux questions à résoudre. La première : comment rester bilingue avec des élèves qui ne commencent à étudier le français qu’au lycée ? Pour y répondre, une année préparatoire de mise à niveau en français a été instaurée, suivie de quatre années bilingues de lycée. La seconde question était plus délicate. Comment assurer l’avenir ? Là, la solution est venue des anciens élèves. Ils ont créé des fondations associées aux lycées – turques et légales – et ouvert des écoles primaires associées, de droit turc. Près de dix ans après cette « loi des huit ans », chacun des cinq lycées a ainsi réussi à survivre, y compris Sainte-Pulchérie. En 2000, cet établissement de Beyoglu ne comptait plus que 214 élèves. Aujourd’hui, le lycée devenu mixte compte 19 classes, accueille 380 élèves, et se classe parmi les meilleurs. La Fondation éducative Sainte-Pulchérie a par ailleurs créé une école primaire. Reste à relever au quotidien ce que Pierre Gentric, son directeur, considère comme le défi essentiel : l’interculturalité. « Un des sens de notre mission, rappelle-t-il, c’est d’aller à la rencontre du peuple turc. »

Deux lycées francophones publics

Le Galatasaray, lycée impérial, situé au coeur du vieux quartier européen, formait à l’occidentale les futurs cadres de l’empire. Il fut le premier lieu d’enseignement du sport, dont le football. Le célèbre club, fondé en 1905, est aujourd’hui indépendant. L’université francophone de Galatasaray a été créée par les anciens élèves du lycée. Un accord bilatéral a été signé en 1992 avec la France. Elle compte plus de 1 500 étudiants dont 50 % de femmes.

Le lycée Pierre-Loti dépend de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (Aefe) Il s’adresse à la communauté francophone d’Istamboul.

Initier les élèves à une solidarité durable

Le 17 août 1999, un tremblement de terre d’une intensité de 7,4 sur l’échelle de Richter dévastait le nord-ouest de la Turquie. En quarante-cinq secondes, le séisme a tué 17 000 personnes et laissé des centaines de milliers de personnes sans abri. Le 12 novembre, un second tremblement de terre de magnitude 7,2 touchait principalement la ville de Duzce, faisant plus de 700 morts et 2 000 sans-abri. Chaque fois, un très grand élan de solidarité s’est manifesté. Les lycées catholiques français y ont pris leur part. Le lycée Saint-Joseph, avec les Frères des écoles chrétiennes et Caritas Italie, a ainsi aidé à la reconstruction de l’école primaire d’Akarca, un quartier de Sögütlü près d’Izmit. Inaugurée en 2001, la nouvelle école a été baptisée École de la fraternité franco-turque. Deux fois par an, les élèves se rendent visite. Le lycée Saint-Benoît a également multiplié les initiatives pour soutenir les écoles primaires de Sehit Kemal Yarar à Sakarya.

Le lycée Notre-Dame-de-Sion a, de son côté, financé, avec l’aide de Caritas Pologne, de la congrégation et des lycées Notre-Dame-de-Sion de France notamment, la reconstruction de l’école d’Acisu, dans la région de Kocaeli. L’école, qui peut accueillir 480 élèves, a été inaugurée le 13 octobre 2000. Soeur Monique, depuis trente-six ans à Notre-Dame-de-Sion où elle était jusqu’en 2004 professeur de biologie et responsable de division, y était, comme tout le lycée. « C’était bouleversant », dit-elle simplement.

Dans ces établissements, comme dans chacun des autres lycées catholiques français, la solidarité n’est pourtant pas qu’une question d’urgence. Elle se décline au quotidien et de multiples manières par le biais de clubs d’action sociale et de campagnes. « C’est une forme d’héritage, explique Laurent Pichot, directeur du lycée Saint-Joseph. Les congrégations enseignantes implantées en Turquie sont venues au Proche-Orient pour accompagner la scolarisation des jeunes et leur insertion. Les lois qui ont été votées depuis font que nos établissements recrutent parmi les familles aisées. Sans brader l’existant, nous nous efforçons d’initier nos élèves à ces questions, d’être incitatifs et de soutenir toutes les initiatives qui permettent de mieux connaître l’autre. La solidarité est une philosophie et une pratique qui jalonne l’acte éducatif. »

Dans cet établissement, l’un des projets s’appelle « une classe, deux filleuls ». Il s’agit de soutenir dix élèves de l’école d’Akarca et 50 élèves de 30 Agustos, une école primaire du quartier Ümraniye dans la banlieue asiatique d’Istamboul, en prenant en charge leurs fournitures scolaires pendant toute la durée de leur scolarité. Chaque classe parraine deux enfants. Chaque élève donne 3 livres turques (1,8 €) par mois de son argent de poche, et chaque enseignant 5 livres turques (2,70 €). La distribution de la bourse et le contrôle de son utilisation sont assurés par une association caritative turque. Un nouveau projet – type Restos du coeur – a vu le jour en 2005. À l’initiative du club d’aide sociale, chaque classe du lycée (25 au total) a collecté de l’argent pour financer des repas qu’elle distribue ensuite chaque mercredi dans les quartiers pauvres de Kadiköy. « Tendre la main n’est pas un geste facile. Il faut l’expérimenter, s’y confronter pour en découvrir le sens », constate Yaprak Bener Chapdelaine, professeur de mathématiques.

Au lycée Saint-Benoît, des réflexions sur la religion

Luc Vogin, directeur du lycée Saint-Benoît depuis la rentrée 2002, a organisé, le 9 avril 2005 avec le franciscain Gwenolé Jeusset, une marche qui a mené 25 personnes de religions différentes, principalement des enseignants, à la mosquée Sisli, à la synagogue Beth Israël puis à l’église Saint-Louis. Le 11 février 2006, en pleine affaire des caricatures du prophète Mohammed, il a coordonné au lycée une rencontre sur le thème « L’homme dans sa religion ».

Préparée avec Gwenolé Jeusset et l’imam Hayati, professeur de religion au lycée, la discussion s’est terminée par la projection du film Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran ; 80 personnes y ont participé. L’éducation nationale turque a remercié le lycée de son initiative. Luc Vogin est par ailleurs l’auteur d’un document, « Interreligieux, nécessité politique pour la paix. La Turquie, un médiateur potentiel », qui explique simplement la laïcité turque, décrit les trois religions monothéistes et permet de réfléchir à la situation actuelle, notamment au fanatisme religieux. Des élèves ont demandé à le lire.

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