«L’Iran s’affirme en grande puissance régionale» 24 août 2006
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Libération (France), mercredi 23 août 2006, p. 8
Marc Semo
Olivier Roy, spécialiste de l’Iran au CNRS, pense que d’éventuelles sanctions de l’ONU ne feraient que renforcer le régime iranien.
Directeur au CNRS, Olivier Roy, spécialiste de l’Asie centrale et de l’Iran, a notamment publié l’Islam mondialisé (Seuil). Il explique à Libération comment l’Iran s’affirme au Moyen-Orient comme une grande puissance régionale à potentialité nucléaire. Et comment Téhéran met en avant des conflits secondaires (Israël-Palestine, Israël-Hezbollah) pour éviter tout choc frontal.
Pourquoi l’Iran refuse-t-il de suspendre son programme nucléaire ?
Sur ce plan, la politique iranienne est une constante : Téhéran veut pouvoir continuer l’enrichissement de l’uranium, officiellement pour un programme civil, mais en même temps sans s’interdire l’option militaire. C’est aussi pour cela que l’Iran fait en sorte de conquérir la position la plus forte possible sur l’échiquier régional, d’où son rôle dans la dernière crise au Liban. Etrangement, les Occidentaux n’ont rien vu venir : depuis le début, ils gèrent la question du nucléaire iranien de façon étroitement bilatérale en proposant à Téhéran un package, un programme graduel d’incitations et de pressions, pour l’inciter à céder. En revanche, la stratégie iranienne surtout depuis l’arrivée au pouvoir d’Ahmadinejad est de régionaliser ce bras de fer afin d’obliger les Occidentaux à un choix drastique : ou une crise générale, ou laisser l’Iran poursuivre l’enrichissement.
Les Iraniens ont le sentiment que cette stratégie s’est révélée payante. Au Liban, ils sont sortis renforcés d’un conflit auquel ils n’ont pas participé directement. Certes, ils financent, arment et entraînent le Hezbollah, mais ils ont su rester au second plan. De la même façon, sans jamais apparaître sur le devant de la scène, ils tirent avantage des autres conflits de la région, en Afghanistan comme en Irak. Ils sont là d’ailleurs encore plus discrets, sachant que le temps joue pour eux.
Le pouvoir iranien est-il uni sur le dossier nucléaire ?
Il y a nécessairement des débats et des divergences. Je ne crois pas, néanmoins, que les divergences soient telles qu’elles puissent être instrumentalisées par une politique de pressions. Le pragmatique Rafsandjani (l’ex-président, considéré comme réformiste, ndlr) voulait gagner du temps en présentant l’Iran comme un élément essentiel pour la stabilité régionale. Mahmoud Ahmadinejad pense au contraire que le passage en force est la meilleure des solutions. Il y aurait eu des tensions au sein du pouvoir à Téhéran quand il a dénoncé la première fois «l’illégitimité» d’Israël. Depuis, il a accumulé les provocations, dont la dernière en date est l’exposition de caricatures sur l’Holocauste, mais chaque fois il a pu se dire gagnant. Pour autant, il ne faut pas voir Ahmadinejad comme un fou avec le doigt sur le bouton nucléaire. Il s’inscrit dans la continuité de la Révolution islamique, non pas bien sûr dans la tendance «thermidorienne», mais dans celle d’une révolution après la révolution. Ses choix stratégiques ne sont d’ailleurs pas en totale contradiction avec ceux de ses prédécesseurs.
L’Iran estime que sa capacité nucléaire lui permettra de s’affirmer comme la grande puissance régionale. Pour Ahmadinejad comme pour d’autres anciens combattants de la guerre Iran-Irak, prendre la tête du front du refus contre Israël a un goût de revanche. Ce discours panislamiste joue sur la corde de l’anti-impérialisme, du nationalisme arabe et de l’antisionisme. On l’a vu aussi lors de la crise libanaise. Cela permet à Téhéran de délégitimer encore un peu plus les régimes arabes en place : le leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, est vu aujourd’hui dans la rue arabe comme un nouveau Nasser.
Quels effets auront d’éventuelles sanctions internationales ?
Elles renforcent toujours les régimes autoritaires en place. Dans ce cas, en outre, il n’y a pas de consensus au sein du Conseil de sécurité des Nations unies et ces éventuelles sanctions ne seront pas appuyées par de véritables mesures coercitives. Les acteurs régionaux et les pays voisins, bien que presque tous alliés de l’Occident Dubaï, Afghanistan, Arménie, Azerbaïdjan, Kurdes, etc. , n’hésiteront pas à les contourner pour faire de fructueuses affaires. Des grandes puissances économiques comme le Japon, mais aussi la Chine, ont d’ores et déjà annoncé leur refus de tout embargo sur les exportations énergétiques iraniennes. Téhéran pourra donc continuer à vendre son pétrole, et ce à un prix plus élevé, justement grâce aux sanctions. En même temps, les dirigeants iraniens renforceront leur pouvoir en gérant la redistribution des revenus occultes de la contrebande.
Que peut faire, alors, la communauté internationale ?
S’ils veulent être cohérents, les Occidentaux doivent trouver une stratégie globale pour le Moyen-Orient. Jusqu’ici, ils gèrent ces différents conflits régionaux séparément, comme s’ils étaient cloisonnés. Ou bien au nom de visions idéologiques de lutte contre le terrorisme ou l’islamo-fascisme.
Laissez l’Iran libre sur la matière nucléaire