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L’irrésistible montée de l’antiaméricanisme 15 mars 2007

Posted by Acturca in Middle East / Moyen Orient, Turkey / Turquie, USA / Etats-Unis.
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Courrier international, no. 854, jeudi 15 mars 2007, p. 38

Bitter Lemons (Tel-Aviv)

Seulement 7 % des Turcs disent apprécier les Etats-Unis : jamais le rejet de l’Amérique n’a été aussi fort dans un pays de la région. L’universitaire turc Soner Cagaptay * explique les raisons de ce phénomène.

Comment va se dérouler l’élection [présidentielle d’avril-mai 2007] en Turquie ? De quelle façon les gens vont-ils réagir à la situation dans laquelle se trouve la Turquie au niveau régional, par rapport à l’Europe et sur le plan intérieur ?

L’élection présidentielle turque de ce printemps suivra de peu l’adoption probable d’une loi sur le génocide des Arméniens par le Congrès américain. Et, si cette loi venait à être adoptée, nous assisterions par contrecoup à Ankara à un positionnement nationaliste très marqué de la part de l’ensemble des candidats, qui ne pourraient faire autrement que réagir. En second lieu, sur le plan des relations avec l’Irak, je pense que nous allons voir émerger différentes initiatives contre la présence du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan] dans le nord de l’Irak. Cet élément pourrait être crucial. Si le gouvernement turc de l’AKP [Parti de la justice et du développement] prenait des mesures contre le PKK et en assumait la responsabilité, cela lui apporterait un crédit considérable à la veille de l’élection présidentielle. Le calendrier est important, parce que la neige est en train de fondre dans le nord de l’Irak et que d’éventuelles opérations militaires devraient se dérouler dans la courte période entre la fonte des neiges et le moment où les arbres se couvrent de feuilles, masquant ainsi la présence et les déplacements des combattants. C’est pourquoi ce mois de mars va être crucial. Si l’AKP prend des mesures et les assume, cela déterminera le choix du prochain président de la Turquie.

Une action contre le PKK serait extrêmement populaire, mais, d’un autre côté, les Etats-Unis sont des alliés très importants de la Turquie. Le gouvernement ne devra-t-il pas faire preuve d’une extrême prudence s’il ne veut pas rompre l’équilibre ?

En effet, l’action doit être mesurée. Mais la Turquie, plutôt que d’engager une vaste offensive en Irak, lancera probablement des opérations ciblées. Dans ce cas, certains estiment que les Etats-Unis ne les approuveront ni ne les condamneront.

En quoi la Turquie est-elle importante pour les Etats-Unis en Irak ?

La Turquie est en fait plus importante que ce que nous estimons généralement, car, en tant que seul membre de l’OTAN ayant une frontière commune avec l’Irak, elle constitue une base arrière vitale pour toutes sortes d’opérations américaines. Exemple : les trois quarts du matériel à destination des troupes américaines en Irak passent par le sud-est de la Turquie. Même si la Turquie ne fait pas partie de la coalition, je dirais que son soutien est crucial pour la stratégie américaine en Irak, que cette stratégie consiste à procéder à une augmentation du nombre de troupes ou à leur retrait.

La Turquie reste un allié important des Etats-Unis, mais son gouvernement est dirigé par un parti islamiste. Quelles leçons est-il possible de tirer de cette situation en ce qui concerne la façon dont les partis islamistes peuvent continuer à avoir des relations avec les Etats-Unis tout en poursuivant leurs propres intérêts ?

Je retournerai la question et vous dirai que même dans cette société – qui est pro-occidentale tout en étant majoritairement musulmane – l’expérience de la Turquie, qui vit depuis 2002 sous un gouvernement AKP, montre que les partis islamistes peuvent initier des changements de façon assez inattendue. Lorsque l’AKP est parvenu au pouvoir, la cote de popularité des Etats-Unis en Turquie était incroyablement forte puisqu’elle atteignait 52 % en 2002. Aujourd’hui, elle se situe entre 7 % et 12 %, selon les sondages. Ce qui a changé, ce n’est pas que l’AKP ait rendu la société turque moins laïque sur le plan institutionnel, mais qu’il ait amorcé un virage dans la politique étrangère du pays. La Turquie est majoritairement musulmane, mais elle a toujours été dirigée par des partis laïcs qui regardaient vers l’Occident. C’est la première fois qu’un gouvernement fait s’orienter les têtes turques vers le Moyen-Orient musulman, et, en particulier, vers un certain nombre de problèmes liés au Hamas et au Hezbollah. De ce fait, je crois qu’aujourd’hui les sympathies turques vont plus vers l’Iran que vers les Etats-Unis. La cote de popularité de l’Iran [en Turquie] est actuellement de 43 %.

Il ne fait guère de doute que la politique américaine au Moyen-Orient, en particulier en Irak, ait également joué un rôle…

C’est incontestable. Je pense que la politique étrangère américaine et le problème du PKK sont des facteurs essentiels qui expliquent la chute de la cote de popularité des Etats-Unis en Turquie. Mais il y a un aspect spécifique dans le changement d’attitude des Turcs à l’égard de l’Occident. Cette chute de popularité est plus importante que dans les autres pays à majorité musulmane. En Jordanie, par exemple, la popularité des Etats-Unis était d’environ 23 % en 2002, elle est tombée aujourd’hui à 12 %. En Turquie, elle a chuté de 52 % à 7 %, soit une baisse deux à trois fois plus importante. Il se passe quelque chose de particulier en Turquie, qui ne s’explique pas simplement par la politique de George Bush ou par la question du PKK.

Quelle est la part des problèmes liés à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ?

Ces problèmes ne jouent peut-être pas un rôle direct, mais ils y participent. Lorsque le processus d’adhésion a été lancé, celui-ci bénéficiait en Turquie d’un soutien dans la population de l’ordre de 80 % à 90 %. Aujourd’hui, ce soutien est de 30 % ou 40 %. Les Turcs ont réalisé que le train de l’Union européenne n’avançait pas. Les pourparlers ont été suspendus, essentiellement pour des raisons politiques. La plupart des Turcs estiment qu’on traite leur pays différemment des autres pays candidats, et ils pensent que c’est parce que leur pays est musulman.

Quelle part de ce changement d’attitude peut-elle être imputée à la résurgence de la fierté islamique ?

Je pense que cet élément joue un rôle très significatif. Sous la forte identité nationale turque, on assiste à un renforcement de la fierté islamique. Le contexte y est pour beaucoup. D’une part, la guerre en Irak constitue un puissant levier du renforcement de la fierté islamique partout dans le monde. D’autre part, la question du PKK reste une cause spécifiquement turque alimentant le sentiment antiaméricain. Enfin, ce contexte est complété par le fait que la Turquie a un gouvernement islamique. Si la Turquie avait eu un gouvernement laïc, on aurait quand même assisté à la montée du sentiment antiaméricain, mais l’attitude de la population envers les Etats-Unis ne serait pas passée de chaude à glaciale comme c’est le cas aujourd’hui.

Vous attendez-vous à des changements après l’élection ?

L’attitude de la Turquie à l’égard de l’Occident changera si l’opposition parvient au pouvoir. Tout en étant majoritairement musulmane, la Turquie est essentiellement un pays où, durant des décennies, les élites ont convaincu la population que l’avenir se situait du côté de l’Occident. C’est la première fois que les Turcs ont un gouvernement qui ne développe pas cet argumentaire. Si un parti venait à avancer un discours pro-occidental convaincant, il pourrait être en mesure de l’emporter.

* Soner Cagaptay est membre du Washington Institute for Near East Policy ; il enseigne à Princeton et préside le Turkey Program du Foreign Service Institute du département d’Etat.

Encadré(s) :

Israël-Palestine

Courrier international

Quelle que soit l’évolution de la situation politique en Turquie, « la position d’Ankara à l’égard du confit israélo-palestinien restera inchangée », estime Bitter Lemons. Pour plaire à « l’opinion publique, fortement mobilisée en faveur des Palestiniens », le gouvernement islamique de l’AKP ne ménagera pas ses critiques à Israël, alors que « les institutions kémalistes – militaires, économiques et dans le domaine du renseignement – continueront à collaborer comme d’habitude avec l’Etat hébreu ».

Éclairage

La question kurde

Courrier international

L’antiaméricanisme qui se développe en Turquie peut être relié au syndrome de la partition du pays, communément appelé « syndrome de Sèvres » – du nom du traité signé en 1920 qui prévoyait la partition de la Turquie ottomane et que Mustapha Kemal Atatürk a rendu caduc en imposant ses conditions lors du traité de Lausanne, signé trois ans plus tard. Dans le contexte de l’intervention américaine en Irak, l’expérience autonomiste dans le Kurdistan irakien, soutenue par les Etats-Unis, est perçue comme une sérieuse menace pour l’intégrité territoriale de la Turquie. Une partie des nombreux citoyens turcs d’origine kurde pourraient s’inspirer de cette expérience pour tenter d’assouvir leurs rêves autonomistes. Le ressentiment à l’égard des Etats-Unis est d’autant plus grand que Washington n’a en outre rien fait, trop occupé ailleurs, pour déloger le PKK de ses bases dans le nord de l’Irak, pense Zaman. Alors que le sentiment croissant de rejet de la part de l’Union européenne favorise le repli nationaliste, la question kurde cristallise cette crainte de la partition, d’autant plus présente que l’identité turque – redéfinie, sur un mode jacobin, avec l’instauration de la république en 1923 – présente parfois des signes de fragilité du fait de sa relative jeunesse. L’antiaméricanisme se nourrit donc de cette phobie.

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