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Au paradis de l’Homo sovieticus 29 avril 2007

Posted by Acturca in History / Histoire, Russia / Russie.
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Courrier international, no. 860, jeudi 26 avril 2007, p. 46

Ostap Kryvdyk, Oukraïnska Pravda (Kiev)

Russe de coeur, la Crimée appartient aujourd’hui à l’Ukraine. Ses habitants russes, ukrainiens et tatars pourront-ils vivre ensemble ? Oui, répond un journal ukrainien, à condition de ne pas oublier.

La Crimée est une petite péninsule sur la côte nord de la mer Noire. C’est là que se sont de tout temps chevauchés les intérêts souvent totalement divergents de différents pays, ensembles géopolitiques et peuples. L’homme a toujours habité la région. Des Etats s’y sont formés les uns après les autres, des cités et des forteresses s’y sont dressées puis ont disparu. Aujourd’hui, cette péninsule appartient à l’Ukraine. Depuis une vingtaine d’années, le conflit fait rage dans la presqu’île entre les diverses communautés qui la peuplent. Un conflit qui, pour l’instant, n’a pas fait de morts, mais qui ne cesse de s’exacerber et qui n’a pour objectif que la possession de la terre.

Russes, Ukrainiens, Tatars… qui sont ces peuples qui vivent en Crimée ? Commençons par les derniers. En Union soviétique, patrie par ailleurs d’Ouzbeks, de Lettons et autres Ukrainiens, la nationalité « Tatar de Crimée » n’existait plus officiellement. Le 20 mai 1944, plus de 200 000 d’entre eux avaient été déportés, et leur place avait été prise par des centaines de milliers d’immigrants. Staline avait déclaré l’ensemble de la population tatare « traître à la patrie » [pour avoir prétendument collaboré avec les nazis]. Embarqués dans des wagons à bestiaux, ils furent exilés dans des steppes lointaines. Une personne sur deux mourut en route, et bien plus décédèrent dans les colonies spéciales où on les installa au Kazakhstan. Plus tard, ils abandonnèrent leurs biens si durement acquis en cette terre étrangère et rentrèrent chez eux.

Aujourd’hui, les Tatars de Crimée sont des exclus dans leur propre pays, contraints d’assister à son dépeçage. Ils voient leurs maisons, mais ne peuvent retourner y vivre, car les prix scandaleux de l’immobilier les en empêchent. Du temps de l’Union soviétique, la côte sud de la Crimée était la destination rêvée de tout citoyen soviétique, célèbre pour la beauté de Yalta et les vestiges antiques d’Eupatoria, pour les palais splendides et les merveilleux monuments anciens, éparpillés dans les montagnes et en bord de mer. Beaucoup de citoyens actuels de cet ancien paradis soviétique sont d’anciens responsables du Parti ou des militaires, ces gens qui incarnaient la classe moyenne du régime et qui, pendant des générations, n’oublieront pas cet âge d’or.

La côte, c’est vrai, était un paradis, mais pas le reste de la Crimée. Beaucoup de nouveaux habitants (surtout dans les steppes du Nord) étaient des immigrants ukrainiens, obligés de cultiver les champs arrachés aux Tatars et d’y faire paître un bétail qui ne leur appartenait pas. Ne connaissant pas les particularités de la nature locale, incapables de surmonter des problèmes d’alimentation en eau, ils étaient souvent victimes des sécheresses et des vents d’hiver.

D’autres, nombreux, venaient de diverses régions d’URSS, dont l’effondrement les a coupés de leurs liens avec le reste de l’empire, et privés, aussi, des espoirs de réussite que symbolisait pour eux l’ancien régime. Sont-ils russes ? Pas nécessairement, car le creuset soviétique a fusionné toutes les nations pour accoucher de l’Homo sovieticus, devenu synonyme de « Russe ». Aujourd’hui, c’est cette identité qui prévaut en Crimée, fondée sur trois générations. Une identité qui n’est ni nationale ni culturelle, mais politique, et qui se caractérise essentiellement par un mépris délibéré pour quiconque est différent, par la réécriture de l’histoire, par l’arrogance et la tendance à brandir un passé de puissance et de supériorité, par l’agressivité vis-à-vis de tout ce qui a trait aux questions ukrainienne, tchétchène et tatare.

La communauté ukrainienne locale vit comme dans un ghetto, se sentant persécutée par un « internationalisme » agressif, diluée dans une culture qui n’est pas la sienne. La rareté des écoles et des publications ukrainiennes concernant la presqu’île en est la preuve flagrante. D’après le dernier recensement, les Ukrainiens représenteraient 24 % de la population de Crimée. Seuls 40 % d’entre eux considèrent l’ukrainien comme leur langue maternelle.

L’arrière-plan historique de l’identité soviétique de la Crimée moderne s’articule autour du sacrifice héroïque des soldats de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. Voilà pourquoi l’on trouve sur place tant de monuments semi-officiels dédiés à ceux qui sont tombés au combat. Chacun de ces lieux était censé être un espace sacré de la foi soviétique, une pierre apportée au temple de la sainte patrie communiste. C’est sur ce plan que se rejoignent, dans leurs méthodes et leur rhétorique, les héritages symboliques et historiques des empires tsariste et soviétique. Les noms des villes et des rues de Crimée ne laissent rien paraître de la nouvelle réalité, qu’elle soit postsoviétique ou d’avant-guerre. La toponymie locale a été effacée au même titre que les « traîtres », et remplacée par des noms simples et neutres, comme Solnetchnoïé [Ensoleillé], Ouïoutnoïé [Douillet] ou encore Stchastlivaïa Vstretcha [Heureuse Rencontre].

La Crimée recèle sur son sol un autre danger, considérable : l’enclave de Sébastopol. Son importance pour l’identité russe est exceptionnelle. Si Kiev est la « mère de toutes les villes russes », alors le port de Sébastopol en est le « père ». Sébastopol est pour les Russes ce que le Kosovo est pour les Serbes, la borne-frontière du Sud russe, un élément symbolique clé de l’édification nationale de la Russie. C’est bien là la tragédie de l’identité russe – que tant de ses lieux fondateurs soient situés au-delà de ses propres frontières. La Russie saura-t-elle faire preuve d’assez de sagesse et de force pour se retenir d’arracher ses « organes vitaux » du corps de ses voisins ? Car, si l’on suit cette logique, on pourrait également considérer que Livadia, résidence des tsars, Mykolayiv (Nikolaïev), la « cité des navires russes », Odessa, la « perle de la mer Noire » et la porte méridionale de l’empire, Ekaterinoslav, la « gloire de Catherine », aujourd’hui Dniepropetrovsk, et enfin Kiev devraient toutes appartenir à la Russie.

Les épreuves de force sont fréquentes dans la péninsule. L’une des plus significatives a eu lieu en août 2006, sur le site du cimetière Aziz à Bakhtchissaraï [des Tatars rassemblés dans cette ancienne capitale du khanat de Crimée pour manifester contre des projets de construction avec le soutien de députés tatars à la Rada, le Parlement ukrainien, ont été caillassés par une contre-manifestation de Cosaques russes]. Ces incidents sont orchestrés afin de donner l’impression que les Tatars de Crimée veulent déposséder les Russes et qu’ils représentent une menace pour la paix et pour les biens des autres citoyens. Il s’agissait ensuite, tout en insultant la mémoire des Tatars, de leur montrer « qui est vraiment le patron ». Enfin, on peut supposer que ces événements masquent des priorités de politique étrangère plus difficiles à déceler : le but pourrait être de créer une zone d’instabilité, avec peut-être pour objectif un scénario d’autodétermination comparable à ce qui s’est déroulé en Transdniestrie, où une force (russe) « de maintien de la paix » a permis de résoudre le conflit de façon pacifique. Autrement dit, divide et impera, diviser pour mieux régner. Le risque que l’on court est de voir le pouvoir à Kiev négliger les intérêts des Tatars pour s’assurer de la loyauté des Russes de Crimée.

L’URSS n’est pas morte. Dans l’esprit des gens, elle continue de faire la guerre aux « traîtres à la patrie », de lutter contre l’envahisseur (aujourd’hui l’OTAN) et de rêver d’un grand Etat unifié. Comme n’importe quel autre empire, l’Union soviétique a activement détruit les communautés ethniques. La criminelle politique des nationalités de l’empire soviétique s’est traduite par des millions de victimes. Les racines du conflit qui oppose actuellement en Crimée la majorité russe à la minorité tatare remontent aux crimes du système soviétique. Il faut admettre que l’URSS a été coupable de génocide à l’encontre des Tatars. La position consistant à dire que personne n’est coupable n’est pas sans rappeler le comportement de l’autruche. La population soviétique de Crimée a elle aussi participé à l’ethnocide contre les Tatars : ce sont les descendants soit de ceux qui les ont expulsés, soit de ceux qui ont récupéré les biens des Tatars en reconnaissance de leurs bons et loyaux services pour le régime soviétique. Ils portent par conséquent une part de responsabilité morale dans ce qui s’est passé. Ils devraient à tout le moins condamner les crimes du passé, afin de veiller à ce que de telles choses ne puissent jamais se reproduire, sous peine d’être considérés comme des complices de crimes contre l’humanité. Il ne faut évidemment pas envisager une restitution des biens à la Staline. Il n’est nullement question d’expulser par la force les non-Tatars en vingt-quatre heures dans des wagons à bestiaux.

Il n’existe donc pas de solution de facilité. Il faut développer de nouvelles formes de compensation, tenter d’exproprier les zones du littoral littéralement volées par les riches et les puissants de Russie et d’Ukraine depuis une quinzaine d’années, et de restituer une partie de ces terres aux Tatars, conformément à leurs droits historiques.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le peuple « soviétique » de Crimée, qui se considère comme russe et constitue la majorité de la population de la presqu’île, ne peut être réuni avec la mère patrie russe postsoviétique. En fait, la Russie ne pourrait récupérer la Crimée que si elle annexait également tous les territoires qu’elle contrôlait autrefois. Vu de Kiev, il est indispensable, si l’on compte éviter une rupture éventuelle, d’appliquer une série de mesures. Il faut lancer un processus de réconciliation nationale ; reconnaître les communautés ukrainienne, russe et tatare de Crimée comme parties prenantes égales du développement politique de la péninsule ; faire de la langue tatare une des langues officielles de la république autonome de Crimée [dénomination officielle de la région], au même titre que l’ukrainien et le russe ; édifier une société démocratique capable de garantir les intérêts des communautés locales quelles que soient les origines ethniques des citoyens.

Reste que l’idée qu’un Russe de Crimée puisse être à la fois un citoyen ukrainien et un vrai patriote ne semble pas particulièrement populaire dans la presqu’île ces temps-ci. Les virus hérités de l’ancien empire, inextricablement liés à la vie des gens, continueront pendant encore longtemps à faire des dégâts dans la vie quotidienne. Ce qui permet à ceux qui profitent des divisions de spéculer et de manipuler les populations. Ce n’est qu’en mettant enfin un terme aux vieilles querelles, par la mémoire et le pardon, qu’il sera possible d’avancer, en privant du même coup de la moindre chance de réussite ceux qui jouent sur les dissensions historiques pour mieux s’emparer des terres.

Encadré(s) : Géopolitique

Au coeur des querelles russo-ukrainiennes, Courrier international

La péninsule de Crimée a souvent changé de mains au cours des siècles passés. Et chaque changement a modifié la composition de sa population. Les Tatars, qui s’y sont installés au XIIIe siècle (ils bénéficieront d’un statut d’autonomie au sein de l’Empire ottoman), connaissent un premier exode après la guerre de Crimée (1853-1856), et la péninsule est colonisée par des populations slaves. De 25 % en 1939, quelques années avant la déportation stalinienne de 1944, leur nombre est estimé à 0,1 % en 1979, pour de nouveau grimper à 12,1 % dans la Crimée d’aujourd’hui, peuplée à 58,5 % de Russes. Le retour des Tatars de leur exil en Asie centrale a été encouragé par le gouvernement de Kiev, surtout depuis la « révolution orange » de 2004, qui y voit une manière d’étendre son autorité sur la Crimée, administrée localement par des prorusses. La question tatare comme celle de la base militaire russe de Sébastopol où les différends frontaliers, sont une source de tension permanente entre Kiev et Moscou, où des hommes politiques de tout bord revendiquent le rattachement de la péninsule à la « mère patrie ». Ainsi le maire de Moscou, Iouri Loujkov, a estimé fin février, lors d’une visite à Sébastopol, que la Crimée avait été « arrachée de façon non méritée à la Russie », provoquant la colère de Kiev. En avril, le vice-ministre des Affaires étrangères ukrainien, Vladimir Ogryzko, s’est étonné de la profusion de drapeaux russes dans la péninsule, un signe du « non-respect de la souveraineté ukrainienne ». « Dans aucune des villes de la Fédération de Russie je n’ai vu autant de drapeaux russes qu’à Sébastopol », a-t-il déclaré à la presse ukrainienne. En 2006, les protestations des habitants de Crimée contre l’extension de l’OTAN ont contraint Kiev à annuler des manoeuvres militaires américano-ukrainiennes.

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