Dorothée Schmid : » La Turquie entre ouverture et patriotisme économique « 31 mai 2007
Posted by Acturca in Economy / Economie, France, Turkey / Turquie, Turkey-EU / Turquie-UE.Tags: AKP, Dorothée Schmid, France, investissement direct étranger, Turkey / Turquie
trackback
La Tribune (France)
lundi 28 mai 2007, p. TR26
L’économie turque entre progressivement, depuis plus de vingt ans, dans le jeu de la mondialisation. La révolution libérale entamée dans les années 80 sous la conduite de Turgut Özal a progressivement transformé une économie étatiste et protectionniste en économie libérale largement ouverte sur le système capitaliste mondial. L’économie turque s’intègre aujourd’hui dans l’espace économique européen tout en recherchant de nouveaux champs d’expansion sur ses autres frontières. Les frictions politiques répétées entre la France et la Turquie en 2006 ont pourtant donné lieu à des menaces à peine voilées de représailles économiques, réveillant le spectre d’un patriotisme économique turc » de combat « .
L’effet psychologique de cette rhétorique punitive est assez fort. Sur le plan factuel, il est encore difficile d’évaluer les conséquences économiques de ces tensions bilatérales, entre pertes et gains de contrats ou boycott de certains produits français par les consommateurs turcs. Au niveau agrégé, le cru 2006 reste excellent pour les relations économiques franco-turques. Les échanges commerciaux bilatéraux ont augmenté de près de 15 % ; près de 300 entreprises françaises sont implantées en Turquie, ce qui fait de la France le premier investisseur étranger dans le pays en nombre de transactions sur les vingt dernières années.
L’investissement direct étranger (IDE) est d’ailleurs devenu une priorité absolue du gouvernement turc, avec un double enjeu : il s’agit d’abord de renforcer les liens avec l’Union européenne pour appuyer la candidature turque et plus largement de faire entrer définitivement le pays dans la mondialisation et d’anticiper d’éventuels chocs économiques futurs.
L’économie comme une arme
Dans ces conditions, le maniement de la rhétorique des représailles économiques pose question, car il peut être interprété comme un repli : jusqu’où peut-on parler de consensus sur l’ouverture en Turquie ? L’Union douanière est fortement contraignante pour les Turcs, qui ne participent pas aux processus de décision à Bruxelles. La perte d’usage de l’instrument économique est épisodiquement vécue comme une perte de souveraineté.
Au-delà de la relation bilatérale franco-turque, le discours des représailles semble ainsi relever d’une sorte de dissuasion du faible au fort, associée à un statut de puissance intermédiaire : il s’agit de montrer que l’économie peut encore être maniée épisodiquement comme une arme, dont le potentiel est même décuplé par le dynamisme actuel de l’économie turque.
Mais l’on peut aussi donner une interprétation de la réaction turque qui anticipe sur le positionnement futur de la Turquie sur la carte économique mondiale. Le raisonnement de fond serait alors le suivant : la France reste certes un partenaire important, mais le terrain de jeu économique de la Turquie s’étend désormais bien au-delà de la France et de l’Europe même : la Russie, le Moyen-Orient, l’Asie offrent de nouvelles potentialités. Le changement de perspective est réel et accompagne les déconvenues européennes récentes de la Turquie.
Pendant toute l’année 2006, face aux rebuffades de certains États membres – la France au premier chef -, la popularité du projet européen a baissé en Turquie. Les élites gouvernantes doivent désormais gérer le malaise euro-turc et proposer dans l’urgence des options alternatives. La Turquie cherche et doit trouver de nouvelles marges de manoeuvre. Le parti islamiste modéré AKP, qui dirige le pays depuis cinq ans et se présente en bonne position pour les législatives anticipées de juillet, incarne bien ce changement de perspective. Contre les préjugés de beaucoup d’analystes, l’AKP a d’emblée collé à l’agenda européen et s’est construit une vraie légitimité extérieure sur sa capacité à mener au pas de course les réformes nécessaires pour entrer dans l’UE.
Clé de la stabilité
Le programme économique de l’AKP est libéral et modernisateur. Le parti est soutenu par cette nouvelle bourgeoisie anatolienne tellement douée pour les affaires et capable de gagner des marchés en terrain difficile. Le programme actuel de campagne de l’AKP comprend tout un volet consacré au climat des affaires, exaltant les bienfaits de la croissance en économie ouverte, présentée comme la clé de la stabilisation politique et de la modernisation sociale en Turquie. Ce discours se clôt néanmoins invariablement sur une note nuancée à l’égard de la France : les considérants économiques doivent certes primer sur les susceptibilités politiques, mais on ne peut pas maîtriser les réactions spontanées de la société turque et la performance économique aurait pu être meilleure dans un climat politique bilatéral plus serein.
Ce message sera certainement mieux perçu en France que les intimidations patriotiques issues de courants nationalistes plus traditionalistes, qu’il s’agisse des kémalistes ou de l’armée. La croissance turque est aujourd’hui remarquable et elle est fondamentalement ouverte. La performance de l’économie turque devrait suffire en elle-même à alimenter un discours patriote qui ne mette pas en danger les intérêts turcs, français et, plus largement, européens.
Dorothée Schmid est chercheuse à l’Institut français des relations internationales, Méditerranée, Moyen-Orient.
Commentaires»
No comments yet — be the first.