Richard Baldwin : » L’Europe a-t-elle une fin ? « 31 mai 2007
Posted by Acturca in EU / UE, Turkey-EU / Turquie-UE.Tags: EU / UE
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La Tribune (France), mardi 29 mai 2007, p. TR34
Richard Baldwin *
Les limites de l’Europe ne sont pas définies par des critères formels : ceux-ci ne font jamais que retarder l’adhésion de certains candidats. La vraie limite, c’est la capacité de l’Union européenne à accueillir de nouveaux membres. L’élargissement à l’Est a mis cette capacité à l’épreuve, mais les réformes institutionnelles qui permettront à l’UE à 27 de mieux fonctionner devraient, incidemment, faciliter de nouveaux élargissements. Allons-nous vers une UE à 42 ? Depuis que les Six ont formé leur club en 1957, bien des pays européens ont frappé à la porte. La Grande-Bretagne, l’Irlande, le Danemark et la Norvège ont demandé à participer dès 1961. Par deux fois ils se sont heurtés au refus du général de Gaulle, mais après son départ de l’Élysée en 1969, le club a régulièrement admis de nouveaux membres : six élargissements – dont trois depuis quinze ans. Où cela s’arrêtera-t-il ? Le Conseil de l’Europe, à l’origine de la Convention européenne des droitsde l’homme, compte aujourd’hui47 membres.
Les décisions d’élargissement étaient fondées sur des critères ad hoc jusqu’à ce que les dirigeants européens définissent en 1994 les critères de Copenhague. Le premier exige qu’un futur membre ait des institutions qui garantissent la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et le respect des minorités. Le deuxième porte sur l’économie de marché. Le dernier exige l’acceptation des obligations existantes de l’Union, en incluant l’adhésion aux objectifs d’une union politique, économique et monétaire.
Ces trois critères ont été ajoutés à l’article 237 du traité de Rome, qui précisait que les candidats doivent être des nations européennes. Ces règles servent davantage à retarder qu’à empêcher l’adhésion d’une nation, et elles ne permettent donc pas de définir les limites de l’Europe. Si une nation veut vraiment adhérer, elle peut se réformer pour correspondre aux critères. La règle la plus contraignante reste le critère géographique, mais comme souvent dans l’UE, ce ne sont pas les règles formelles qui importent le plus. Chypre, par exemple, est plus proche de la Syrie que Paris de Londres, mais elle est considérée comme européenne pour des raisons historiques et culturelles.
Le frein le plus puissant à l’élargissement reste ce que dans le jargon européen on nomme la » capacité d’absorption de l’UE « . Dans le langage commun, ce terme désigne les difficultés qu’éprouveraient les pays déjà membres à accueillir de nouveaux venus. Au moins depuis l’adhésion de l’Espagne en 1986, c’est le grand souci des dirigeants européens, et le seul obstacle réel à l’élargissement. En dernier ressort, ce qui déterminera la taille ultime de l’Union est donc la souplesse, l’adaptabilité et l’efficacité de ses institutions et de ses politiques publiques.
Jusqu’au traité de Maastricht, on considérait que l’adhésion à l’UE était monolithique. Si l’Union décidait une politique, chaque État membre devait la mettre en oeuvre. Des retards et des dérogations limitées étaient toujours négociés, mais tous se dirigeaient vers le même objectif. En principe au moins, cette destination était une union toujours plus étroite. Maastricht a changé la donne. Pour la première fois, un État membre se voyait accorder une clause d’opt-out : la Grande-Bretagne pourrait garder sa livre. Après cela, l’UE a cultivé différentes manières plus ou moins explicites de former des » clubs dans le club « . Ces » coopérations améliorées » ont été introduites dans l’Union pour répondre à sa diversité croissante.
Le deuxième changement important, qui n’est pas encore une loi, concerne les procédures de prise de décision au sein de l’UE. Du traité de Rome à celui de Nice, le principal corps constitué de l’Union prenait ses décisions selon une règle de scrutin pondéré. Mais on sait, notamment grâce aux travaux de John Banzhaf, que cette méthode fonctionne mal. Par chance, le nombre et la taille des nations qui ont rejoint l’UE ont longtemps permis à ce mode de scrutin de fonctionner plus ou moins bien, mais avec l’élargissement à l’Est ce n’est plus le cas. Le traité de Nice fut un essai raté pour définir de nouvelles règles ; ce sont, hélas, celles qui sont en vigueur aujourd’hui. Les dirigeants de l’UE ont reconnu leur erreur en acceptant de réformer ces règles dans le traité constitutionnel. Le nouveau système proposé est la règle de la double majorité : l’adoption d’une loi exige un pourcentage X des nations, qui elles-mêmes représentent un pourcentage Y de la population (dans le traité, X = 55 et Y = 65). On connaît le destin de la Constitution, mais les dirigeants de l’UE semblent résolus à adopter une nouvelle version du traité qui intègre cette règle. S’ils y parviennent, le problème de la prise de décision ne fera plus obstacle à l’élargissement.
Travailler à 36
Un des bons côtés du système de la double majorité, c’est que tant que X et Y ne sont pas trop loin de 50, la prise de décision reste facile même si un assez grand nombre de nations votent contre. Si les seuils majoritaires étaient de 50 %, l’élargissement n’aurait presque aucun impact sur l’efficacité de prise de décision. On peut donc conclure que les réformes adoptées par les dirigeants de l’UE pour garantir son bon fonctionnement et sa légitimité à 27 devraient faciliter de nouveaux élargissements. Je prédis une UE à 36 dans dix ou quinze ans. Et ensuite, les changements nécessaires pour bien travailler à 36 permettraient d’aller encore plus loin. La Turquie est considérée comme européenne puisqu’elle a une enclave sur le côté occidental du Bosphore ; pourquoi le Maroc ne pourrait-il pas l’être, puisque l’Espagne a une enclave en Afrique du Nord ?
* Richard Baldwin est professeur à l’Institut universitaire de hautes études internationales (Genève).
© Telos, Agence intellectuelle (www.telos-eu.com)
Je voudrais signaler que les critères de Copenhague ont été fixé en 1993 et non en 1994 ( 2eme paragraphe ).