Turquie : le pari sensé d’Erdogan 19 septembre 2007
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Les Echos (France), 19 septembre 2007 mercredi, Pg. 17
Stephan Richter *
Depuis l’élection d’Abdullah Gül à la présidence de la Turquie, le monde politique semble être atteint de « Turquie-mania » sous diverses formes. L’armée va-t-elle intervenir ? L’opposition laïque va-t-elle disparaître ? Les islamistes vont-ils montrer leur vrai visage ? Pour tenter de prendre du recul, mieux vaut fonder sa réflexion sur le fait que la Turquie s’est engagée dans un processus de réforme très pragmatique, et par conséquent souvent semé de nombreuses contradictions.
Les désirs et aspirations de la Turquie ne sont pas très éloignés de ce que vit aujourd’hui un pays comme la Chine. Les deux pays, et leurs gouvernements ont compris que parvenir à faire entrer dans la modernité leur civilisation fortement ancrée dans le passé passe par un processus complexe. Quelles que soient les projections, les remontrances ou les idées exprimées par les pays étrangers, la Turquie, comme la Chine, doit trouver un modèle qui ne heurte pas de front ses traditions et ses particularismes.
De ce point de vue, les résultats obtenus par Recep Tayyip Erdogan – Premier ministre et leader du parti islamique modéré AKP – s’avèrent tout aussi impressionnants que ceux des responsables chinois Hu Jintao et Wen Jiabao. Si l’on observe le Premier ministre turc de près, on découvre un homme étonnant à la fois apte à relever n’importe quel défi proposé par le monde occidental – ou… par sa propre opposition intérieure. M. Erdogan saisit parfaitement la différence entre nationalisme et patriotisme. Il est très attaché à la seconde notion.
Par ailleurs, M. Erdogan est aussi très ambitieux. Alors que de nombreux Occidentaux se demandent à quel moment il donnera carte blanche aux islamistes, sa véritable ambition est de jouer un rôle significatif dans l’avenir de son pays. Il souhaite ni plus ni moins devenir l’Atatürk actuel. Cependant, plutôt que de réprimer la religion – ainsi que l’avait fait Atatürk (par obligation, compte tenu des courants antimodernistes de l’époque) -, il préfère l’intégrer au progrès économique et social et à la modernité. Il a un sens aigu du compromis et se montre déterminé à préserver l’équilibre en toutes circonstances. Ainsi, d’une part, il souhaite que la religion fasse partie de la sphère publique, car l’opprimer serait artificiel et contre-productif. Mais, d’autre part, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour maintenir les religieux sous contrôle. Leur offrir toute liberté d’action reviendrait selon lui à faire reculer la Turquie, comme pays et sur le plan économique et social.
L’une des mesures les plus éclairantes de M. Erdogan a été de favoriser l’entrée dans son parti de nombreux nouveaux venus, qui constitueront les futurs parlementaires. Cette jeune génération est parfaitement intégrée au monde moderne des affaires, de l’économie.
Assez curieusement, faire entrer de nouvelles têtes au sein de l’AKP – et moderniser ainsi non seulement son image, mais aussi ses principaux représentants auprès de l’opinion publique – rappelle ce que le président Nicolas Sarkozy a réalisé pour choisir ses ministres. M. Erdogan applique la même stratégie et l’on peut facilement comprendre pourquoi. Alors qu’il a les yeux rivés sur la croissance économique, il a besoin de s’entourer d’une équipe capable de l’aider à mettre en place ses mesures à tous les niveaux du gouvernement et de la sphère politique. Or il lui est impossible de s’appuyer sur les religieux, le véritable projet de la Turquie étant de se moderniser. En faisant appel à de jeunes professionnels et réformateurs, M. Erdogan a fini par retirer tout pouvoir aux vieilles forces séculaires, qui parvenaient jusqu’à présent à rassembler les Turcs. Au fil des années, les jeunes dotés d’un fort potentiel ont quitté le pays pour se forger une expérience à l’étranger. A leur retour, la vieille garde des leaders politiques et des affaires leur a offert des postes et leur a permis de mener de brillantes carrières. En revanche, il n’y avait rien à attendre de l’aile religieuse/islamiste de l’AKP dans la société.
M. Erdogan s’attache aussi à contourner les anciens clans et conglomérats du milieu des affaires qui, au cours du siècle dernier, avaient la mainmise sur toute l’économie du pays, souvent en symbiose parfaite avec le pouvoir militaire. Il a eu l’occasion d’observer ces élites de près au cours des quatre ans qu’il a passé à la tête d’Istanbul et de découvrir leurs points faibles.
La base politique de l’AKP se fonde sur la Turquie profonde, là également où émergent un grand nombre de petites et moyennes entreprises. M. Erdogan est déterminé à les laisser se créer et s’épanouir.Il s’inspire en cela de la stratégie économique à long terme de l’Allemagne, qui vise à privilégier un secteur manufacturier diversifié qui ne dépende pas uniquement de quelques grands centres de population.
Le plus important est toutefois que M. Erdogan et ses pairs incarnent véritablement le rejet des faux compromis proposés depuis des décennies par les élites séculaires du milieu politique et des affaires. Elles avaient comme objectif principal de s’enrichir et d’enrichir leurs amis, sans se préoccuper des conséquences pour le pays.
Dans le même ordre d’idées, la diffusion des richesses, et, d’une manière générale, l’idée que le progrès économique commence enfin à toucher l’ensemble du pays et pas uniquement Istanbul rendent les questions sur l’importance d’une adhésion à l’Union européenne (ou de la nécessité d’entretenir de bonnes relations avec les Etats-Unis) quasiment caduques. A l’instar de leurs homologues chinois et indiens, les leaders du monde politique et des affaires turcs considèrent qu’ils sont dans un cycle ascendant. Dans ces conditions, il convient d’associer entre elles toutes les parties intéressées et pertinentes, mais sans toutefois exclure les autres, au risque sinon de compromettre fortement son propre destin national.
Le pays a assurément encore besoin de réformes importantes, notamment en ce qui concerne le rôle des femmes dans la société ailleurs que dans la capitale. Le monde extérieur aurait tout intérêt à se rappeler que certaines des avancées réalisées par l’Occident sur ces sujets sont particulièrement récentes et à voir également que ces mêmes sujets déclenchent encore parfois des poussées conservatrices dans certains pays dits développés.
M. Erdogan le sait très bien, les plus grands progrès sociaux ont souvent été accomplis lorsque l’économie a pleinement joué son rôle d’accélérateur de la société.
* Stephan Richter est rédacteur en chef de « The Globalist ».
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