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Mutations du kémalisme 21 février 2008

Posted by Acturca in Religion, Turkey / Turquie.
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Libération (France), 20 février 2008

Samim Akgönül *

La question de la laïcité, la signification et l’application de ce concept ont toujours été une préoccupation majeure dans la vie politique turque, surtout depuis l’apparition de l’islam politique au milieu des années 60 à travers le mouvement Milli Görüs. Depuis qu’une formation politique issue de ce mouvement, Adalet ve Kalkinma Partisi (AKP, Parti de la justice et du développement), est arrivée seule au pouvoir en 2002, mais surtout depuis que la présidence de la République ainsi que la tête de la haute administration sont occupées par des hommes politiques et des bureaucrates proches de ce mouvement, la question de l’avenir laïque du pays est devenue encore plus brûlante. Ces débats sont focalisés sur deux points essentiels touchant la jeunesse : la question du foulard islamique dans les universités et celle du statut des écoles d’imams et de prédicateurs.

Premièrement l’AKP et le MHP (Parti du mouvement nationaliste) se sont mis d’accord pour quelques changements constitutionnels qui ouvriront les portes de l’université aux jeunes filles portant le foulard, jusqu’à aujourd’hui interdit (mais toléré dans certaines universités). Cela serait sans compter avec l’opposition laïque, qui y voit un moyen de miner les fondements séculaires, modernistes et occidentalisées de la société turque. Ces milieux, en grande partie issue de la « gauche » néokémaliste urbaine, craignent le moment où cette génération va atteindre l’âge d’intégrer la vie politique, sociale et publique, étendant une vision conservatrice, religieuse et « moderniste » dans l’ensemble de la sphère publique. En effet, des dizaines de milliers d’opposants qui marchent vers le mausolée d’Atatürk, le père d’une Turquie laïque coercitive, avec le Parti républicain du peuple (CHP, parti fondé par Mustafa Kemal lui-même) en tête entendent porter l’affaire devant la Cour constitutionnelle. Ils espèrent que celle-ci considère qu’il s’agit là d’un effritement du principe de laïcité, gravé dans le marbre parmi les articles « inchangeables » de la Constitution. En revanche, depuis 2002 mais surtout depuis juillet 2007, la haute administration juridique et bureaucratique est petit à petit occupée, soit par des personnes proches de l’AKP, soit par des libéraux qui considèrent que le dogme kémaliste doit évoluer. C’est le cas du président de la Cour constitutionnelle ou du président de l’Institution de l’enseignement supérieur (YOK).

Ainsi, l’opposition juridique (Cour constitutionnelle) ou l’opposition bureaucratique (YOK) peuvent se révéler insuffisantes pour enrayer cette intrusion de la religiosité dans l’espace public. Toute la question est de savoir si l’armée, jusque-là discrète, considérée comme le dernier rempart, sera appelée au secours par les néokémalistes.

Les élites turques occidentalisées ne sont pas pour autant occidentalistes, encore moins européanistes dans la mesure où ces mêmes milieux reprochent à l’UE de courtiser, voire d’encourager, l’AKP pour plus d’ouverture en faveur de la « liberté de religion ». Il est vrai que l’AKP, pour sa part, insiste sur la liberté de croyance et non sur celle de conscience qui prendrait en compte la position des Alévis, musulmans hétérodoxes, ou encore des non-croyants, du moins ceux qui ne veulent pas une religiosité publicisée. C’est le cas, par exemple, pour le maintien des cours de religion, obligatoires dans le primaire et secondaire malgré les protestations des Alévis, ou encore le statut des écoles d’imams et de prédicateurs.

C’est justement le deuxième sujet de préoccupation des opposants au pouvoir de l’AKP. Les premières écoles d’imams et de prédicateurs ont été ouvertes en 1948. Comprenant des matières « professionnelles » et des matières « culturelles », l’enseignement dans ces écoles devait durer sept ans (trois ans de collège et quatre ans de lycée). A côté des cours sur le Coran, l’arabe, l’interprétation religieuse, les hadiths et l’histoire de l’islam, ces écoles délivrent également un enseignement classique, le second cycle appliquant les programmes des sections littéraires des lycées. Ce qui explique, en partie, l’orientation des élèves issus de ces écoles vers des filières littéraires. Dans l’esprit des initiateurs de ces établissements, les diplômés de ces écoles professionnelles devaient constituer un clergé de fonctionnaires constitué d’imams, de prédicateurs et d’enseignants des écoles coraniques, bien entendu sous le contrôle de l’Etat. Mais le résultat fut tout autre et les diplômés se sont orientés vers d’autres secteurs de la vie sociale et professionnelle, formant un vivier de lettrés acquis aux valeurs musulmanes dans toutes les parties de la société turque : hommes d’affaires, politiciens, ingénieurs, enseignants, médecins, etc. De la même manière, ils ont constitué un réservoir de voix pour les partis à tendance islamiste, notamment pour les formations issues du mouvement Milli Görüs. Cette tendance à la « déviation professionnelle » est désormais confirmée par toutes les statistiques. A tel point que, étant les seules structures qui offrent ce type d’éducation hybride, ces écoles ont un succès grandissant et par conséquent deviennent des enjeux électoraux importants. Or, comme il s’agit toujours statutairement d’écoles « professionnelles », les diplômés ne sont pas traités de la même manière lors de l’accès à l’université, qui se fait à travers un concours national. Il est question de changer le système de coefficient afin de faciliter l’accès à l’enseignement supérieur des jeunes issus des rangs de ces écoles bien particulières où la religion demeure le cadre général.

Ainsi sommes-nous témoins de la poursuite d’un changement sociétal en Turquie où, après les élites politiques et financières, ce sont les élites bureaucratiques également qui seront investies par les conservateurs ; ou bien d’un changement vers une libéralisation des comportements qui adoucirait la radicalité coercitive du kémalisme – débouchant in fine sur une cohabitation pacifiée entre conservateurs adeptes d’une liberté religieuse étendue et laïques qui ont effectué une sortie de religion, du moins une individualisation de la religiosité à la française. Nous pourrons certainement avoir des éléments de réponse dans une petite dizaine d’années, lorsque ces générations commenceront à entrer pleinement dans la vie active et publique.

* Samim Akgönül maître de conférences à l’université Marc-Bloch (Strasbourg-II), chercheur au CNRS.

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