Le foulard, symbole d’émancipation ? 6 mars 2008
Posted by Acturca in Turkey / Turquie.Tags: AKP, foulard, Islam, islamistes, laïcité, Nilüfer Göle, Turkey / Turquie, voile
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Courrier International (France), 6 mars 2008, p. 35
Nilüfer Göle *, Die Welt (Berlin)
Le port du voile est vécu de façons diverses par les femmes turques. Pour nombre d’entre elles, ce morceau de tissu symbolise désormais la liberté plutôt que l’oppression, estime la sociologue Nilüfer Göle.
En Turquie, où le Parlement vient de supprimer l’interdiction de porter le foulard dans les universités, la laïcité fait l’objet d’un débat qui oppose des femmes à d’autres femmes. Un débat dont l’importance dépasse les frontières du pays car, en ces temps de bouleversements dans le monde musulman, ce sont les femmes qui construisent l’espace public démocratique.
En approuvant la levée de l’interdiction du voile, le Parlement turc [dominé par le Parti de la justice et du développement (AKP), islamo-conservateur] a réveillé les passions qui ont déchiré l’opinion publique dans les années 1980, lorsque l’interdiction est pour la première fois entrée en vigueur.
Le foulard, symbole le plus visible de l’islamisation du pays, est considéré depuis trente ans comme la principale menace pesant sur la laïcité et l’égalité des droits entre hommes et femmes, deux valeurs fondamentales aux yeux des milieux turcs fidèles à l’héritage moderne et républicain légué par Atatürk. Il symbolise la piété de la personne, mais c’est aussi la manifestation publique de l’identité musulmane. Et c’est justement parce qu’il est si difficile de faire la part entre ses dimensions religieuse d’une part, culturelle et politique d’autre part, qu’il déchaîne autant les passions.
La laïcité ne constitue pas l’unique chemin vers la modernité
Le port du voile à l’université traduit un déplacement de la frontière traditionnelle entre le privé et le public, mais il marque également l’intrusion de la religion dans l’espace public. Par ailleurs, pour les avocats du foulard, convaincus que les femmes augmentent ainsi leurs chances d’accéder à une formation de haut niveau, celui-ci permet aussi de montrer que la laïcité ne constitue pas l’unique chemin vers la modernité.
Les femmes qui prônent le port du voile se démarquent des modèles d’émancipation féministes, mais, parallèlement, elles s’efforcent de se rendre indépendantes des interprétations masculines des prescriptions de l’islam. Elles veulent avoir accès aux formations laïques afin de pouvoir s’engager dans de nouveaux modes de vie qui, loin de la répartition traditionnelle des rôles, leur permettent de créer une nouvelle forme de piété. En d’autres termes, elles cherchent des manières d’être à la fois musulmanes et modernes, en faisant évoluer et l’islam et la modernité.
Bref, la signification traditionnelle du voile islamique connaît un changement radical : ce symbole de la femme musulmane cloîtrée dans l’espace privé devient celui de la femme musulmane capable de s’imposer dans l’espace public. De stigmatisation et signe d’infériorité, il est en passe de devenir un signe de prise de pouvoir et de prestige. Et cette métamorphose constitue une double déclaration de guerre : d’une part à la conception laïque de l’émancipation féminine, d’autre part à la représentation des hommes musulmans, pour qui le foulard incarne la soumission des femmes à leur autorité.
Menées par des mouvements de femmes, les manifestations publiques dirigées contre cette loi ont montré l’autre visage des Turques, celui de la laïcité. Cette laïcité de la république d’Atatürk a souvent été attaquée comme une idéologie « venue d’en haut », étrangère – car inspirée de la laïcité* française – et imposée avec le pouvoir de l’armée. Mais, aujourd’hui, les femmes n’hésitent pas à descendre dans la rue pour la défendre comme un élément identitaire lors de manifestations qui attirent des millions de personnes et se propagent de ville en ville. On se souvient notamment de celles de l’été 2007, lorsque la candidature à l’élection présidentielle d’Abdullah Gül, un homme de conviction musulmane et dont l’épouse porte le voile, a suscité un tollé.
En faisant apparaître au grand jour les contradictions entre les courants autoritaires et les courants tolérants de la Turquie laïque, ce débat expose la laïcité à l’épreuve de la démocratie. Tandis que les tenants de la ligne dure exigent le rétablissement pur et simple de l’ancienne loi, par la force militaire s’il le faut, les libéraux, adeptes de la tolérance, se refusent à sauver la Turquie de la volonté démocratique du peuple turc à grand renfort de militarisme séculier et de nationalisme républicain. Les libéraux, qui aspirent à un renforcement des droits démocratiques et de la liberté d’opinion, ont déjà soutenu les réformes démocratiques entreprises par le gouvernement de l’AKP en vue d’une adhésion à l’Union européenne. Or tous ceux qui ont attendu une nouvelle législation sur la liberté d’opinion [notamment la suppression dans le Code pénal de l’article 301, intitulé « Humiliation de l’identité turque » et qui laisse le champ libre aux autorités pour sanctionner tout citoyen turc sous le prétexte d’insultes à la nation] sont aujourd’hui déçus car les modifications constitutionnelles s’en tiennent pour l’instant à supprimer l’interdiction du voile.
Il revient aux femmes de surmonter la politique de la peur
Même si, au-delà des considérations religieuses, la nouvelle législation entend lutter contre les discriminations à l’accès aux formations supérieures et satisfait aux normes européennes, elle n’en est pas moins entachée du soupçon et de la peur. Le soupçon qu’elle constitue un premier pas vers l’autorisation du voile à l’école, au Parlement et dans le service public. Et la peur qu’une fois légitimé le foulard ne soit imposé aux étudiantes qui n’en veulent pas, en particulier dans les universités d’Anatolie.
Si l’impact des laïcs se réduit à l’influence d’une minorité, il est à craindre que les droits des femmes soient bafoués et balayés par la vague croissante du conservatisme religieux. La montée en puissance de l’islam politique et les coutumes des pays voisins ne font que renforcer ces craintes. Et celles-ci ne peuvent être balayées d’un revers de main. Pourtant, comme en témoigne cette nouvelle tentative de modernisation autoritaire venue d’en haut, l’histoire n’est pas une question de « technique sociale ». La démocratie s’emploie à ouvrir de nouvelles perspectives par le dialogue et le débat entre des intérêts divergents entrant en concurrence. Pour être viable, elle doit toutefois renoncer à la peur et à la méfiance. Un Parlement élu démocratiquement a mis fin à l’interdiction du port du voile à l’université, soit, mais la lutte entre deux systèmes de valeurs, deux Turquie, deux catégories de femmes – celles qui portent le voile et celles qui ne le portent pas – se poursuit. Comme le rôle social des femmes est à présent indissociable de l’identité de la Turquie, c’est aux femmes qu’il revient de surmonter la politique de la peur qui nous sépare encore d’un avenir fondé sur l’égalité des droits, d’un pluralisme culturel indispensable et d’une démocratie durable. Et elles n’y parviendront qu’en définissant ensemble ce qu’elles entendent par « modernité ».
* En français dans le texte.
* Nilüfer Göle, Chercheuse spécialiste des mouvements islamistes et de la situation des femmes en Turquie, Nilüfer Göle enseigne actuellement la sociologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris.
Un jour,j’ai fait l’expérience de me mettre un foulard à la manière de ces femmes.Quelle fut ma surprise de voir des visages s’illuminer de sourires juste pour moi.J’en ai eu des frissons.Et en même temps cela m’a interpellée.
Bonjour à tous,
Je me permets d’intervenir pour souligner un point que personne ne semble avoir relevé :
La question du voile soulève des problèmes car le voile est un signe « ostentatoire ». En cela, il agit un peu comme une « publicité pour la religion musulmane » (en tous les cas, pour un athée que je suis). Je sais que ce terme va choquer plus d’un lecteur. Mais je pense que c’est le terme le plus approprié.
En croisant des femmes avec le foulard, j’ai l’impression qu’elles jouent le rôle de « panneau publicitaire ». Ces panneaux disent : « Voyez, je suis musulmane ».
Cela me choque énormément.
Cordialement,
Arnaud