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La Turquie et l’Union pour la Méditerranée : un partenariat calculé 14 juin 2008

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Politique étrangère (France), Printemps 2008/1, p. 65-76

Dorothée Schmid *

Au soir même de son élection à la présidence de la République française, le 6 mai 2007, Nicolas Sarkozy annonçait son intention de construire une « Union méditerranéenne » (UM). La vocation initiale de ce projet est de renforcer l’identité commune des pays du Bassin méditerranéen et de relancer entre eux une dynamique de coopération manifestement en panne. Au-delà de la France même où il a, à priori, suscité plus de sympathie que de questionnements de fond, l’appel méditerranéen du président a été entendu de façon diverse par les pays auxquels il s’adressait.

Entre les interrogations de certains partenaires européens et la position d’expectative de la plupart des pays du Sud, la Turquie semblait d’emblée placée dans une position singulière. Dans un de ses discours de campagne, le candidat Sarkozy avait en effet mentionné ce pays comme le pilier naturel de son projet méditerranéen. Une place centrale dans l’Union méditerranéenne contre sa place en Europe : le marchandage explicitement proposé dans le discours de Toulon de février 2007 n’a pas séduit les Turcs [0]. Partie prenante peu enthousiaste au Partenariat euro-méditerranéen (PEM), engagée depuis 2005 dans des négociations d’adhésion avec l’Union européenne (UE) qui se sont rapidement révélées plus houleuses et surtout plus politiques que prévu, régulièrement renvoyée en « Asie mineure » par un président français qui lui conteste sa place en Europe, la Turquie a certes quelques raisons de se méfier de la nouvelle initiative française. Le projet de Nicolas Sarkozy pourrait même être interprété comme le dernier avatar d’un « complot méditerranéen » historique, une tentative d’encerclement qui a déjà hâté la chute de l’Empire ottoman et menacé régulièrement l’intégrité du territoire de la République turque depuis sa fondation en 1923.

La réaction officielle du gouvernement turc a confirmé que la substituabilité entre UE et UM resterait de l’ordre du fantasme français [1]. Pourtant la diplomatie turque a plutôt privilégié une position d’observation, qui suggère que la Turquie pourrait jouer l’inclusion. Il s’agirait alors de participer au projet en y mettant quelques conditions de fond et de forme en échange d’un éventuel retour sur investissement politique. La perspective régionale méditerranéenne offre certes peu d’attraits en soi pour la Turquie. Elle prend cependant un sens différent dans une réflexion politique plus large tenant compte du contexte européen et du contentieux franco-turc, sur fond de remous transatlantiques.

La Turquie dans le projet du président : un partenaire naturel en Méditerranée 

Évoqué publiquement par Nicolas Sarkozy pour la première fois en 2005, le projet d’Union méditerranéenne n’aurait intéressé que quelques initiés s’il était resté un simple élément discursif dans une campagne présidentielle française où la politique étrangère ne tenait pas beaucoup de place [2]. Or, dès l’été 2007, le nouveau président confirmait le sérieux de ses intentions méditerranéennes. Le résultat le plus évident de l’activisme élyséen sur ce dossier est à ce jour la relance du débat de fond sur la pertinence et l’efficacité des dispositifs de coopération existants en Méditerranée et sur l’opportunité de leur réforme. Cette discussion, à laquelle ils ne participent guère, les Turcs la suivent de loin en loin [3].

Les dessous d’un grand projet

« L’Union pour la Méditerranée » – appellation homologuée par les Européens après quelques querelles d’ordre juridico-politique [4] – fait aujourd’hui officiellement partie du riche programme d’un agenda diplomatique français renouvelé. La projection méditerranéenne est bien une tradition historique française ; cependant, depuis bientôt quinze ans, la France semblait avoir transposé ses ambitions régionales à l’échelle européenne et soutenir sans états d’âme le Partenariat euro-méditerranéen (PEM). Le projet d’UM présente en ce sens un vrai changement puisque, sous couvert d’une initiative multilatérale, il semble re-nationaliser la perspective méditerranéenne au profit des Français [5]. Volonté de rupture manifeste, réaffirmation d’un leadership français sur la région, distance encore mal précisée avec les politiques communautaires en Méditerranée : autant de signaux qui ont rapidement inquiété les États membres de l’UE les plus attachés au PEM, au premier rang desquels l’Espagne, mais aussi, de façon moins attendue, l’Allemagne [6].

Vu de France, le projet d’UM répondait d’abord à des objectifs électoraux simples. La sensibilité lyrique du discours de Toulon de février 2007 était destinée à toucher l’électorat français d’origine méditerranéenne, mobilisant dans un même élan positif la communauté pied-noir et certains musulmans d’origine maghrébine auprès desquels le candidat à la présidentielle souffrait d’un déficit d’image. L’annonce d’un retour diplomatique de la France dans ce Bassin méditerranéen avec lequel elle partage une histoire agitée peut flatter une conscience nationale en plein renouveau mais la Méditerranée est aussi en elle-même un projet consensuel, qui traduit la volonté de rassemblement régulièrement affichée par Nicolas Sarkozy.

Les vertus rhétoriques de ce séduisant projet étant prouvées, il restait à traduire son contenu assez flou dans la réalité. Une fois placée sur l’agenda officiel, l’UM est devenue l’objet de négociations avec les pays intéressés. Cet exercice diplomatique s’est avéré plus complexe que prévu et, depuis juin 2007, le projet a connu un processus continu d’ajustement au réel en fonction des très nombreuses contraintes redécouvertes en chemin [7]. Aujourd’hui l’UM est annoncée comme une « union de projets », suivant une logique de coopération et non d’intégration. Son degré d’institutionnalisation n’est pas encore complètement fixé, tandis que son périmètre comprendra, a minima, l’ensemble des pays du Bassin méditerranéen, dont la Turquie si celle-ci accepte de jouer le jeu [8].

L’intégration de la « question turque » dans l’UM

Il faut tenir compte du processus d’ajustement en cours pour comprendre quelle place peut tenir la Turquie dans le dispositif de l’UM. Dans le discours de Toulon, la Turquie est décrite comme un « grand pays méditerranéen » capable d’aider l’Europe à faire avancer la cause de « l’unité de la Méditerranée ». Il s’agit alors bien d’offrir aux Turcs un statut considéré comme valorisant, à même de compenser les fermes déclarations anti-adhésion du candidat Sarkozy. La position de principe du futur président à l’égard de la Turquie s’articule en deux points : on ne peut nier l’importance géopolitique de la Turquie, pays avec lequel il convient de nouer une relation de partenariat satisfaisante ; mais ce partenariat doit être conçu hors adhésion [9]. L’UM est alors proposée comme alternative à l’UE : le projet méditerranéen fournirait un cadre idoine pour travailler à de nouvelles coopérations, tout en détournant la Turquie de son objectif européen.

Ce marchandage a été d’autant plus mal perçu en Turquie qu’il était posé dans un moment de doute européen, doublé d’un malaise franco-turc spécifique [10]. Si elle n’a guère séduit, la proposition a donc enclenché un processus de réflexion dans l’administration turque face à des manœuvres françaises considérées comme fondamentalement hostiles. Le gouvernement et son bras diplomatique s’en sont d’abord tenus à un silence tactique destiné à laisser aux Français le temps de développer le contenu de leur projet [11]. Ce contenu semble aujourd’hui se structurer à partir des contributions des États intéressés, mais la Turquie s’est cantonnée dans une posture de retrait pour ne pas conforter l’image du partenaire obligé. Les réticences turques ont apparemment été actées côté français, au point que la Turquie n’est pas mentionnée dans le discours consacré à l’UM que Nicolas Sarkozy prononce en octobre 2007 à Tanger. Enfin, l’« Appel de Rome pour l’Union pour la Méditerranée », lancé conjointement le 20 décembre par Nicolas Sarkozy, Romano Prodi et José Luis Zapatero, dissocie officiellement la mise en place de l’UM de la question de l’adhésion de la Turquie.

Turquie et Méditerranée : une équation fantasmée 

Les Turcs ne se reconnaissent guère dans le substrat culturaliste méditerranéen auquel le président français les associe régulièrement. Pourtant l’évidence géographique et historique semble bien rattacher la Turquie à la Méditerranée : le pays possède plus de 4 000 kilomètres (km) de côtes méditerranéennes – 1 600 km au sens turc, si l’on exclut la mer Égée et la mer de Marmara –, ce qui représente certes beaucoup moins que l’Empire ottoman à son apogée mais lui confère bien le statut de riverain.

De l’expansion au malaise : un processus de déshérence historique

Entre le moment de leur arrivée sur les rives de la mer Égée au xie siècle et la chute de l’Empire ottoman au début du xxe siècle, la Méditerranée était pour les Turcs un espace naturel d’expansion. La stratégie de la Sublime Porte intégrait la « mer blanche » (Akdeniz) dans ses desseins, théorisant même la guerre maritime et développant pour la pratiquer une marine puissante [12]. L’Empire ottoman restait ainsi la plus grande puissance navale en Méditerranée même après la défaite de Lépante (1571), et les deux tiers de l’espace méditerranéen sont demeurés sous domination ottomane jusqu’à l’expédition d’Égypte de Napoléon en 1798.

L’espace méditerranéen a donc été très marqué par la présence historique turque. Fernand Braudel a classiquement rendu compte des effets de la Pax Turcica et de la Pax Ottomana en Méditerranée : relativement respectueux des cultures et des arrangements locaux, l’Empire a contribué, au travers même des guerres qu’il a menées et de ses annexions successives de territoires, à faire du Bassin méditerranéen le lieu de coexistence et de métissage que l’on connaît [13]. L’héritage culturel ottoman est aujourd’hui présent en filigrane chez pratiquement tous les États riverains, même de façon évanescente.

C’est au xxe siècle que le rapport des Turcs à la Méditerranée a brutalement basculé, la Première Guerre mondiale annonçant leur retrait accéléré de la région. Sanctionnant la défaite ottomane, le premier projet de traité de Sèvres (1920) n’accorde à la Turquie aucun rivage méditerranéen, le pays ayant la mer Noire pour seule issue maritime. Le territoire turc réduit à sa plus simple expression se trouve en outre immédiatement menacé à partir de la Méditerranée même, avec le débarquement grec à Smyrne en 1919. Ce n’est qu’à l’issue de sa « guerre d’indépendance » que la Turquie nouvelle stabilise son territoire et retrouve un accès à la Méditerranée via le traité de Lausanne, qui lui « rend » la Thrace orientale.

La Méditerranée est dès lors associée à l’image de la défaite et la fondation de la République turque marque en 1923 le début d’un repli de long terme sur l’hinterland anatolien. Cet ancrage terrien voulu par Mustafa Kemal Atatürk déplace vers l’Est le centre de gravité de la réflexion géopolitique turque, l’Europe restant en contrepoint l’horizon permanent d’une ambition politique qui conçoit la Méditerranée comme une interface avec l’Occident [14]. La Méditerranée n’est alors pas seulement, comme le souligne Jean-François Pérouse, une « frontière neuve » pour la Turquie, mais c’est aussi une frontière parfois instable et perçue comme menaçante : outre l’épineuse question d’Alexandrette/Hatay, territoire disputé par la Syrie, les multiples facettes du contentieux avec la Grèce (affaire du plateau continental, Chypre) continueront à polariser l’inquiétude des Turcs durant la guerre froide [15].

Perceptions turques contemporaines de la Méditerranée

Dans la continuité de ces traumatismes successifs, la seule perception unifiée de la Méditerranée qui persiste aujourd’hui en Turquie est d’ordre stratégique et construite autour du thème de la menace. Les militaires turcs réagissent ainsi assez spontanément au concept de Méditerranée, et ce sont logiquement les marins qui s’y montrent le plus sensibles. La Méditerranée se limite pour eux à son versant oriental et c’est un espace essentiellement conflictuel. Leur vision se concentre sur le voisinage immédiat : malgré les avancées diplomatiques de ces dernières années, la rivalité gréco-turque continue de structurer leur réflexion méditerranéenne, où la question de Chypre tient une place très importante. Au-delà, le Proche-Orient est considéré comme une zone de projection diplomatique ou militaire tandis que l’Afrique méditerranéenne reste pratiquement terra incognita [16].

Du point de vue économique, la Méditerranée n’apparaît pas aux Turcs comme un espace de développement intégré pertinent [17]. Les acteurs économiques publics ou issus du secteur privé mettent systématiquement en doute la cohérence économique et les potentialités de développement de l’espace méditerranéen : faible croissance, cloisonnement politique et conflictualité, incapacité à s’entendre sur des réglementations commerciales communes, sont autant d’obstacles régulièrement cités [18]. L’espace d’intégration prioritaire de la Turquie, particulièrement depuis la mise en place de l’Union douanière en 1997, est évidemment l’Union européenne. Or ceci constitue précisément une contrainte pour le développement des activités économiques turques en Méditerranée. Le régime de l’Union douanière oblige en effet la Turquie à ouvrir son marché aux produits des pays du PEM, sans que la réciproque soit assurée. Pour corriger cette anomalie, la Turquie doit signer des accords bilatéraux de libre-échange avec chacun des pays partenaires méditerranéens, ce qui s’avère difficile en pratique [19].

La Turquie est néanmoins, hors UE, le pays de la région le plus dynamique économiquement et les hommes d’affaires turcs s’aventurent sur quelques marchés riverains en fonction d’intérêts sectoriels (construction, textile) ou d’opportunités politiques ponctuelles (groupe de travail trilatéral Turquie/Israël/Territoires palestiniens ; accord commercial avec la Syrie). La dimension méditerranéenne gagne en attractivité sur le plan énergétique : la Turquie cherchant à s’imposer comme pays de transit pour les ressources russes et de la Caspienne vers l’Europe, la Méditerranée est un débouché physique naturel. Les tensions croissantes sur le marché énergétique interne turc poussent au rapprochement avec des pays producteurs d’hydrocarbures comme l’Algérie ou l’Égypte. Mais en matière d’énergie comme sur d’autres dossiers, la réflexion stratégique nationale se structure plutôt autour de l’Asie centrale, que les Turcs présentent comme leur zone d’influence naturelle [20].

Du point de vue de la réflexion politique, on admet généralement que les Turcs entretiennent une perception culturaliste assez négative du monde arabe méditerranéen, anciennement dominé et aujourd’hui considéré comme foncièrement étranger [21]. La Méditerranée évoque plus la stagnation ou la confrontation qu’un champ fécond de modèles politiques et culturels nouveaux. L’accession au pouvoir d’une équipe islamiste prétendument porteuse d’une synthèse culturelle musulmane au-delà des frontières turques ne change pas tellement la donne pour le projet régional méditerranéen cher aux Européens : l’espace d’expérimentation diplomatique du Parti pour la justice et le développement (AKP) comprend peut-être aujourd’hui une partie du Bassin méditerranéen, mais il s’étend surtout bien plus à l’Est, du Moyen-Orient à l’Asie centrale [22].

Un point volontairement aveugle

La Méditerranée reste en fait ambivalente dans l’inconscient collectif turc contemporain, puisqu’elle est à la fois un symbole de grandeur passée et le lieu où se concentrent nombre de plaies historiques non refermées. La cartographie officielle confirme un réflexe d’évitement : parfois présenté comme une aire d’influence européenne, l’espace méditerranéen n’a pas d’image propre et la Turquie n’y paraît jamais activement partie prenante [23]. La quête identitaire turque ne se résout ainsi aucunement dans un « méditerranéisme » très français ; l’Europe offre un objet d’identification autrement plus séduisant. Aujourd’hui ce ne sont cependant pas le voisinage géographique ou l’héritage culturel méditerranéen qui gênent le plus les Turcs, mais bien l’essentialisation de la Méditerranée comme concept globalisant, inspirateur de politiques spécifiques.

L’usage fonctionnel de la Méditerranée par les Turcs : un art cinétique 

Ces fondamentaux, combinés avec des tensions franco-turques récurrentes, expliquent assez bien le malaise initial du gouvernement turc face au projet d’UM. Rappelons cependant que la Turquie sait s’engager en Méditerranée lorsqu’elle le juge nécessaire, suivant des calculs d’intérêts complexes.

Une Méditerranée fonctionnelle

Réticente à toute essentialisation de la Méditerranée, la Turquie n’a pas de « politiques méditerranéennes » en tant que telles, ce qui ne l’empêche pas de participer épisodiquement aux projets méditerranéens proposés par d’autres. Cet engagement régional dépend alors d’un calcul en termes de coûts/bénéfices tenant compte d’éventuels gains d’ordre diplomatique, sécuritaire ou même financier.

L’activité méditerranéenne des Turcs dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en est une première illustration. Membre de l’organisation depuis 1952, la Turquie, qui possède la deuxième armée de l’OTAN, y joue traditionnellement le rôle de poste avancé oriental ; le lancement du Dialogue méditerranéen de l’OTAN en 1994 a permis à Ankara de mettre en valeur ses talents d’animateur et de logisticien [24]. La Turquie a joué dès le départ un rôle très constructif dans ce forum, conçu dans l’après-guerre froide pour développer une nouvelle approche coopérative de la sécurité, et qui a gagné en importance après le 11 septembre 2001. Les États-Unis l’envisagent désormais comme une plateforme de contact politique avec les États arabo-musulmans ; des partenariats de sécurité sont progressivement développés et le Dialogue méditerranéen s’est ouvert aux pays du Golfe avec l’initiative d’Istanbul (juin 2004). La Turquie a ici vocation à jouer un rôle de passerelle ; le Dialogue présente un cadre idéal pour développer de nouvelles activités et communiquer régulièrement tant avec l’Administration américaine, souvent contrariée sur le dossier irakien, qu’avec les partenaires européens ou sud-méditerranéens. Le rôle d’interface convient ici fort bien à un pays qui revendique la centralité de son positionnement géostratégique.

Le sort du Partenariat euro-méditerranéen illustre aussi l’intérêt fonctionnel que les Turcs peuvent porter aux initiatives méditerranéennes. Le PEM a longtemps été considéré à Ankara comme un « processus suspect », voué à distraire la Turquie de son objectif européen [25]. D’abord intégrée dans le système comme « pays partenaire méditerranéen », la Turquie y occupe aujourd’hui la place ambiguë du candidat européen, soit un partenaire qui n’est ni « du Nord » ni « du Sud ». Handicapé par l’Union douanière, Ankara a longtemps manifesté son mécontentement en marchandant à la baisse sa représentation lors des conférences ministérielles euro-méditerranéennes consacrées au commerce. L’ouverture des négociations d’adhésion avec l’UE a levé en partie le blocage : soucieuse de donner des gages de bonne volonté européenne, la Turquie s’investit désormais aussi dans le Partenariat. Istanbul a accueilli en 2005 la conférence annuelle d’EuroMeSCo, le réseau d’instituts de recherche financés par la Commission européenne ; une conférence de niveau ministériel, la première en territoire turc, portant sur le rôle des femmes en Méditerranée, y a également été organisée en 2006.

Les milieux d’affaires turcs offrent un autre exemple de cette instrumentalisation ponctuelle des questions méditerranéennes au service du projet européen. L’organisation patronale TÜSIAD, qui joue sur la scène intellectuelle turque un rôle de think tank, s’intéresse ainsi de loin en loin à la Méditerranée. Ayant déjà exposé au début des années 2000 sa vision du rôle des acteurs économiques privés dans le PEM [26], TÜSIAD a pris en 2005-2006 la présidence de l’Union méditerranéenne des confédérations d’entreprises (UMCE), organisation patronale régionale soutenue par la Commission. Après un intermède marocain, cette présidence turque répondait à un impératif de consolidation de l’organisation, puisque l’on peut considérer le patronat turc comme le mieux structuré et le plus puissant de la région. Le discours des hommes d’affaires turcs concernant les activités de l’UMCE est resté très critique, mais investir une telle organisation était considéré comme utile dans une stratégie de positionnement européen [27].

La Turquie face à l’UM : piège ou occasion diplomatique ?

Ces différents exemples suggèrent un modèle d’engagement tactique, destiné à maximiser les intérêts de la Turquie dans la région. En principe, ces intérêts sont définis de façon assez étroite et surdéterminés par la culture militaire ; cependant, à l’heure actuelle, la Méditerranée est de plus en plus souvent appréhendée comme un point de contact avec l’Europe. Le projet français d’UM, au départ considéré comme suspect, pourrait ainsi être finalement agréé en fonction de quelques calculs politiques.

L’engagement des Turcs dépendra évidemment en partie de l’évolution du contenu de l’UM et de son profil institutionnel. Cependant, une fois officiellement écartée l’hypothèse de la substituabilité entre UE et UM, la voie semble ouverte pour une coopération librement consentie sur certains sujets. Côté turc, deux motivations diplomatiques importantes et partiellement contradictoires joueraient en ce sens : premièrement, la volonté de participer à un forum au moins en partie européen, et d’y faire valoir les talents de la Turquie en milieu multilatéral ; deuxièmement, la tentation d’entrer en négociation avec les Français sur un dossier que ceux-ci présentent comme prioritaire, ce qui permettrait d’instaurer avec eux un rapport de force favorable à la Turquie.

Pour évaluer la valeur ajoutée de l’UM dans une perspective européenne, la Turquie restera évidemment attentive aux réactions des autres États membres de l’UE. Le malaise maintes fois exprimé par les Allemands intéresse particulièrement les Turcs, puisqu’Angela Merkel est, à titre personnel ou comme représentante de son parti, l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU), opposée à l’entrée de la Turquie dans l’UE. Soutenir les Allemands dans leur critique de l’UM pourrait réhabiliter politiquement la Turquie aux yeux de la Chancelière. Alors que certains observateurs considèrent la posture européenne des Turcs comme encore trop empreinte de souverainisme, il pourrait être bénéfique de prôner avec l’Allemagne la solidarité européenne sur les grands dossiers extérieurs.

Si l’UM revient en revanche effectivement dans le giron européen, les Turcs pourraient s’y insérer comme un partenaire de bonne composition. La participation de la Turquie à la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL II), ses tentatives sporadiques de médiation sur le conflit israélo-palestinien, ouvrent d’intéressantes perspectives sur certains dossiers de sécurité en Méditerranée. À l’inverse, le scénario du blocage est toujours possible, selon un schéma de fonctionnement diplomatique turc récurrent qui valorise l’usage du veto dans toutes les instances multilatérales : à l’OTAN aujourd’hui, et peut-être demain dans la conduite de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), la Turquie est parfois très soucieuse de démontrer une autonomie de décision qui se situe à la limite de la capacité de nuisance. Il suffirait en l’occurrence d’un dérapage sur la question chypriote pour que tout l’intérêt intégrateur de l’UM se transforme aux yeux de l’administration turque en une machine de contrainte qu’il convient de combattre à tout prix.

Les mêmes raisonnements sont valables, mutatis mutandis, si l’on approche l’UM sous l’angle de la relation franco-turque. La courtoisie diplomatique turque à l’égard des Français ne serait évidemment ici pas sans contrepartie. Ankara offre volontiers son expertise à des collègues français qu’il perçoit comme moins expérimentés en Méditerranée orientale, tout en suggérant que toute pression sur la question des négociations européennes entraînerait un gel de la participation turque à l’UM [28]. Mais si la Turquie s’investit dans l’UM, elle pourrait y jouer un rôle instrumental important sur certaines coopérations sectorielles, dans le domaine environnemental, énergétique, migratoire, ou encore en matière de sécurité civile.

Ces différents calculs concernant l’Union pour la Méditerranée n’ont finalement de sens que si l’administration turque maintient son credo européen. Il faut donc aussi compter avec la versatilité tendancielle d’une diplomatie qui règle aujourd’hui son pas sur celui de la réforme interne : de bourrasques en accalmies, les priorités évoluent rapidement sur l’agenda politique de l’AKP. À l’extrême, la posture anti-méditerranéenne pourrait ainsi rejoindre un discours anti-européen qui monte aujourd’hui en puissance. Il est à parier que le nationalisme turc nouveau ne cherchera pas en Méditerranée son premier terrain d’expression, à moins de raisonner à l’échelle d’une Méditerranée élargie qui prenne en compte le Moyen-Orient, la mer Noire et l’Asie centrale, dans une perspective régionaliste ayant la Turquie pour centre.

* Dorothée Schmid est chercheur au Centre Moyen-Orient/Maghreb (MOM) de l’Ifri, responsable du programme « Turquie contemporaine ».

NOTES 

[1] Les discours de Nicolas Sarkozy sur « l’Union méditerranéenne » puis sur « l’Union pour la Méditerranée », sont disponibles sur le site de l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et celui de l’Élysée.

[2] Position fermement réaffirmée par le Premier ministre turc à Madrid en janvier 2008, lors du lancement des travaux de « l’Alliance pour les civilisations », cf . « Erdogan: The Proposed Mediterranean Union is no Alternative to the EU », Dunya, 15 janvier 2008.

[3] La première mention du projet date d’un discours prononcé au Maroc en mars 2005.

[4] Une fois passée la première émotion, on constate notamment que le sujet n’a guère passionné les éditorialistes turcs. Le Turkish Daily News moquait cependant en octobre 2007 les ratés du projet de « Club Med » élyséen : « Reality clouds Sarkozy’s ‘Club Med’ Plans », 29 octobre 2007. Mais « l’Appel de Rome » du 20 décembre est passé pratiquement inaperçu dans la presse turque.

[5] L’expression « Union méditerranéenne », calquée sur « Union européenne » laissait planer le doute sur le statut de l’initiative. L’Allemagne a rapidement fait valoir que les États membres de l’UE ne pouvaient participer à deux unions politiques différentes.

[6] D. Schmid, « Méditerranée : le retour des Français ? », Confluences Méditerranée  n˚63, automne 2007, p. 13-23.

[7] Pour une analyse de la position allemande au sujet de l’UM, voir D. Schmid, « L’Union pour la Méditerranée : un nouveau moteur français pour les politiques européennes en Méditerranée ? », à paraître, contribution au Dialogue d’avenir  DGAP/Ifri.

[8] Sur les dessous de ce processus de renégociation, lire H. Ben Yaïche, « Les coulisses de l’Union méditerranéenne », Le Quotidien d’Oran, 10 décembre 2007.

[9] Début 2008, le périmètre annoncé comprend l’ensemble des pays méditerranéens auxquels s’ajoutent le Portugal, la Mauritanie et la Jordanie, la Commission européenne et la Ligue arabe ayant également le statut de membres de plein droit.

[10] Sur les positions de Nicolas Sarkozy et de l’UMP concernant la Turquie avant la présidentielle, voir D. Schmid, The Franco-Turkish Relationship in Turmoil, Istanbul, EDAM, « EDAM Report », janvier 2007, p. 15.

[11] La relation bilatérale franco-turque n’ayant cessé de se dégrader en 2006-2007 du fait de la position de principe française contre l’entrée de la Turquie dans l’UE, mais aussi en raison du débat autour de la reconnaissance du génocide arménien.

[12] L’auteur de ces lignes s’est rendue en mission de recherche en Turquie en mai 2007 pour y travailler sur les perspectives méditerranéennes de la Turquie. Elle a généralement été accueillie par les analystes, journalistes et membres de l’administration turque comme une envoyée venue « tester » officiellement la réaction turque au projet d’UM.

[13] O. Kologlu, « The ‘Mediterraneite’ of the Turks », Turkish Review of Middle East Studies, n˚13, 2002, p. 187-211.

[14] On reprendra les descriptions de La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (Paris, Armand Colin, rééd. 1990, éd. originale 1949) qui rendent compte de façon très imagée des mouvements d’expansion, de repli et de métissage de l’Empire.

[15] F. Ciçekoglu et E. Eldem, La Méditerranée turque, Paris, Maisonneuve Larose, « Les Représentations de la Méditerranée », 2000.

[16] J.-F. Pérouse, « La ‘mer blanche’ des Turcs, en quoi la Turquie est-elle aussi méditerranéenne ? », Hérodote n˚90, juillet-septembre 1998, p. 165.

[17] Entretiens avec différents chercheurs du think tank ASAM, tous anciens militaires, Ankara, mai 2007.

[18] On prendra certes acte de la croissance rapide des zones littorales méditerranéennes de la Turquie, dont le modèle de développement autour des activités touristiques reste cependant marginal au regard de la dynamique économique nationale ; J.-F. Pérouse, « La Turquie et la Méditerranée : une appartenance en voie de (re)construction », in V. Moriniaux (dir.), La Méditerranée en questions, Paris, Éditions du Temps, 2001, p. 343-376.

[19] Entretien avec Altay Cengizer, directeur du Centre de prévision du ministère des Affaires étrangères, Ankara, mai 2007 ; avec Binhan Oguz, président-directeur général du cabinet de conseils STRATEKO.

[20] La Turquie n’est parvenue à signer des accords de libre-échange pour pallier ce déséquilibre juridique qu’au cours des toutes dernières années avec l’Égypte, le Maroc, la Syrie et la Tunisie.

[21] Entretiens, secrétariat d’État à l’Énergie et ministère des Affaires étrangères, Ankara, décembre 2007.

[22] S. Yerasimos, « Les Arabes et les Turcs », Hérodote, n˚60-61, juin 1991, p. 169-193.

[23] On suivra sur ce point le développement du professeur Ahmet Davutoglu, conseiller du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, auteur d’un concept de « profondeur stratégique » appliqué à la politique étrangère turque et considéré comme un tenant du néo-ottomanisme.

[24] Voir notamment E. Copeaux, Une vision turque du monde à travers les cartes : de 1931 à nos jours, Paris, CNRS éditions, 2000.

[25] Entretien, Nicola De Santis, OTAN, chef de la Section des pays du Dialogue méditerranéen et de l’Initiative de coopération d’Istanbul, juin 2007. Voir également A. Bin, « L’OTAN et la coopération en matière de sécurité avec la Méditerranée et le Moyen-Orient élargi », Les Cahiers de Mars, n˚185, 3e trim. 2005, p. 74-77.

[26] Entretien ave Sinan Ülgen (Center for Economics and Foreign Policy Studies/EDAM), Istanbul, mai 2007.

[27] TÜSIAD, Business Views and Actions on the Euro-Mediterranean Partnership, Publication n˚ T/2002-2/317, février 2002.

[28] D. Schmid, « Les patrons en Méditerranée : une identité régionale dilettante », à paraître dans J.‑R. Henry et I. Schäfer (dir.), Mediterranean Policies from Above and from Below, publication du réseau euro-méditerranéen RAMSES 2.

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