La Turquie risque de tourner le dos à l’Europe 25 juin 2008
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Europe’s World, no : 8, Printemps 2008
par Mark Almond
Voilà 40 ans que la Turquie laïque cherche à faire partie de l’Europe. Mais elle a récemment redécouvert les voies de l’Orient. Mark Almond analyse les changements d’attitudes en Turquie et les pressions contrant la force d’attraction de l’UE
Longtemps victime de tremblements de terre, la Turquie fut pendant des décennies un havre de stabilité géopolitique. Depuis la chute de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, ses dirigeants républicains ont toujours orienté le pays vers l’Ouest. La laïcisation et l’adoption des structures occidentales se sont encore accrues après 1945, quand la Turquie est devenue la clé de voûte sud-orientale de la stratégie américaine contre l’URSS. Après la révolution islamique d’Iran en 1979 et les déboires de Saddam Hussein avec Washington en 1990, la Turquie a conservé un rôle clé dans la stratégie américaine malgré la disparition de la menace soviétique. Mais depuis 2003, les activités de Washington au Moyen-Orient ont été à l’encontre des intérêts d’Ankara, et la fiabilité de la Turquie en tant qu’alliée des Etats-Unis est dès lors remise en cause.
Alors que la Turquie pourrait continuer à servir de pierre angulaire dans la politique américaine d’endiguement vis-à-vis de l’Iran et de l’Irak, elle risque au contraire de se retrouver en première ligne d’une nouvelle guerre contre l’Iran, et, pire encore, elle doit faire face à une insurrection kurde revigorée et soutenue depuis le nord de l’Irak. Soudain, pour de nombreux Turcs, l’alliance américaine qui les avait protégés de leurs rivaux historiques russes et iraniens semble coûter bien plus qu’elle n’offre en retour.
Au moment même où Ankara s’est mis à réviser son autrefois indéfectible soutien à Washington – en 2003 le parlement refuse aux troupes américaines l’utilisation du territoire turc pour lancer l’invasion de l’Irak –, le consensus turc sur l’adhésion à l’UE a commencé à faiblir.
Tant l’AKP (Parti pour la justice et le développement) au pouvoir que ses rivaux laïcs restent publiquement engagés dans la poursuite de cette candidature mais, en réalité, ils commencent à douter que l’Europe veuille véritablement intégrer le pays. Le fait que Nicolas Sarkozy tienne tant à organiser un référendum sur leur admission suggère à beaucoup de Turcs que des années d’ajustements pénibles aux normes de l’UE ne suffiront pas. Car ils anticipent un « non » français.
Washington et Paris envisagent aussi de qualifier officiellement de génocide la déportation brutale des Arméniens d’Anatolie en 1915. Non seulement ceci offense l’orgueil des Turcs et la victimisation dont beaucoup souffrent depuis les nettoyages ethniques subis un siècle durant par leurs ancêtres jusqu’en 1922, mais cela fait craindre des demandes de dédommagements se chiffrant en milliards. Nombre d’Occidentaux ne se rendent pas compte que qualifier les événements de 1915 de « génocide » ne relève pas que d’une politique de bonnes intentions mais entraîne des conséquences matérielles.
Washington et Bruxelles semblent convaincus que la Turquie n’a pas d’autre horizon vers lequel se tourner, que les Turcs accepteront les affronts et les coups de coude avec fatalisme, et seront toujours prêts à jouer les servantes à défaut de pouvoir devenir des épouses. Mais cette hypothèse, rassurante pour l’OTAN et l’UE, néglige le glissement tectonique de la position géopolitique turque depuis 1991.
Au lendemain de l’effondrement de l’URSS, la Turquie s’est tournée vers les états indépendants d’Asie centrale dans un élan de romantisme panturc. Si ces territoires ancestraux exerçaient alors une fascination certaine sur l’imaginaire turc, ce sont aujourd’hui les opportunités commerciales, les ressources énergétiques et autres questions pratiques qui façonnent un vague « Commonwealth » turcophone, plutôt qu’une quelconque unité ethnique transcendante.
Le plus surprenant, c’est la manière dont la Turquie a renoué avec la Russie sans toutefois entacher ses liens avec les précitées républiques d’Asie centrale. Les craintes occidentales d’une renaissance de l’empire russe paraissent exagérées depuis la rive sud de la mer Noire.
Quand l’URSS implosa, certaines vieilles querelles, par exemple au sujet de territoires comme la Crimée, furent brièvement ravivées. Pour les généraux turcs, dont certains descendaient de réfugiés tchétchènes ou circassiens ayant fui les guerres tsaristes au 19e siècle, l’humiliation subie par les troupes d’Eltsine en Tchétchénie était une sorte de revanche longtemps attendue. Mais ces dix dernières années, la politique turque envers l’ex-URSS a adopté une approche davantage tournée vers le futur. Plutôt que de s’appuyer sur de vieilles affinités linguistiques et de lointains liens de parenté, la Turquie a créé des relations centrées sur l’économie.
La Russie, l’Ukraine et les républiques d’Asie centrale bénéficient de l’expertise des Turcs en matière de grands projets de construction ainsi que de leurs biens de consommation. Parallèlement, la croissance turque, tant économique que démographique, nécessite toujours plus d’importations énergétiques.
Pendant ce temps, les dirigeants turcs étaient bien obligés de constater que l’UE et l’OTAN se mettaient à accueillir d’anciens pays communistes à l’économie de marché pourtant plus bancale et aux avancées démocratiques inférieures aux leurs. Que la « Nouvelle Europe » double ainsi la Turquie dans la course à l’UE, après avoir attendu bien moins longtemps, inspira cette triste remarque à un général turc: « Si nous avions intégré le Pacte de Varsovie plutôt que l’OTAN, nous serions aujourd’hui dans l’UE! ».
À Ankara, l’UE passe pour avoir considéré la loyauté pro-occidentale turque comme un acquis. Pendant quarante ans, le pays a exprimé si fortement sa volonté d’intégration à l’UE – comme pour prouver son identité laïque et non moyen-orientale – que son changement d’humeur actuel et l’évolution de ses générations politiques seront probablement sous-estimés par Bruxelles.
À première vue, les événements de l’été dernier ont semblé confirmer les craintes des Européens anti-islamistes. La réélection triomphante de l’AKP de Recep Tayyip Erdogan a été suivie de l’élection d’Abdullah Gul, premier président turc dont l’épouse porte le voile. Pourtant, même si leurs militants locaux et leurs électeurs sont souvent des musulmans aux convictions profondes, MM. Erdogan et Gul restent engagés dans le projet d’intégration européenne. Il ne leur reste toutefois que peu de temps pour satisfaire leurs partisans et faire taire les critiques en adhérant à l’Union.
Le problème est que les triomphes électoraux de l’AKP et, surtout, le fait que les USA courtisent MM. Erdogan et Gul, ont plongé l’élite laïque et pro-occidentale turque jadis au pouvoir dans une crise. Même si l’AKP peut compter sur le soutien de millions d’électeurs et d’une foule de nouveaux partisans empressés de rejoindre les gagnants, les laïques sont profondément ancrés dans les institutions, les universités, les médias et les entreprises turques. Les partisans de l’AKP, tout comme les laïques désillusionnés, se méfient désormais des actions et des motivations américaines dans la région.
Le soutien tacite accordé au parlement par les militaires lors du refus de cautionner l’invasion de l’Irak en 2003 fut un signe que les députés de l’AKP et leurs ennemis jurés pouvaient s’unir sous la bannière du nationalisme. En matière de politique internationale, MM. Erdogan et Gul marchent sur des oeufs, du fait précisément de cette alliance cachée entre camps opposés.
Si l’UE refusait l’adhésion à la Turquie, ou si les Etats-Unis faisaient preuve de laxisme avec les kurdes dans le nord de l’Irak, de larges franges des deux camps, actuellement divisés sur des questions symboliques comme le voile, pourraient bien s’unir. Ce qui serait très fâcheux pour l’Occident.
Les liens entre la Turquie et Israël, par exemple, ont été compromis par les investissements israéliens au Kurdistan. Shimon Peres a tenté un geste de réconciliation en organisant à Ankara le premier discours d’un président israélien dans le parlement d’un pays musulman. Mais les problèmes turcs de voisinage sont bien moins sérieux que ceux d’Israël, dont les plus grands ennemis, l’Iran et la Syrie, soutiennent la position intransigeante de la Turquie au Kurdistan.
La guerre en Irak a mis à mal l’orientation occidentale de la Turquie, et bien plus que ne veut l’admettre Washington. Voici quelques années, il eut été impensable de situer la Turquie hors de la sphère occidentale. Et sa population, quoique musulmane, n’en a aucune envie. Mais si l’UE repousse sans cesse la demande d’adhésion de la Turquie, tout en accélérant l’intégration de pays plus faibles mais moins musulmans, le risque est réel que la Turquie, renforcée et amère, change sa trajectoire géopolitique.
La Russie et l’Iran, jadis grands rivaux géopolitiques, sont désormais des partenaires commerciaux et des fournisseurs d’énergie majeurs. L’énergie est d’ailleurs la clé de cette nouvelle donne car l’industrie et la population turques, en pleine croissance, nécessitent du carburant. Ses politiques énergétiques permettent à la Turquie de rentrer en synergie avec la Russie et l’Iran et de ne plus se sentir menacée par ses anciens rivaux. Ainsi, la Russie ne représente désormais plus une menace militaire mais un marché en pleine croissance pour les biens et services turcs. Alors que l’Europe occidentale fantasme une nouvelle guerre froide énergétique et s’indigne du programme nucléaire iranien, la Turquie approfondit avec confiance ses liens énergétiques avec Moscou et Téhéran. Les Turcs ont compris qu’une superpuissance énergétique n’est forte qu’aussi longtemps qu’elle a une base de clients. Ni la Russie ni l’Iran ne peuvent se permettre de couper les robinets de pétrole et de gaz sans provoquer une crise interne majeure.
La Turquie n’a pas tourné le dos à l’industrie énergétique occidentale, elle s’est diversifiée dans son propre intérêt. La Roumanie, par exemple, s’apprête à lui fournir de l’électricité depuis sa centrale nucléaire de Cernevoda, ce qui indique que la demande de l’industrie a chuté dans ce pays récemment intégré à l’Europe alors que la Turquie, dans la file d’attente, jouit d’une demande croissante.
Avec un nouvel élargissement, l’Europe occidentale a peur de subir une nouvelle vague de migration. Cela a peut-être un sens au niveau politique, mais cela risque de faire tourner la Turquie sur son axe géopolitique. Chacun à leur manière, Washington et Bruxelles aliènent la classe politique, les hommes d’affaires et les citoyens turcs. Il y a vingt ans, le pays semblait prisonnier au sud-est de l’Occident mais, aujourd’hui, un monde élargi se dispute ses faveurs, offrant des avantages attrayants.
A cheval entre l’Europe et le Moyen-Orient, entre la Russie et l’Occident, la Turquie se trouve face à plusieurs options géopolitiques qui rendent bien naïves les hypothèses occidentales sur son avenir. L’OTAN et l’UE peuvent toujours essayer de la garder à bord, mais leur lenteur et leur condescendance pourraient bien la pousser vers une nouvelle constellation, ce qui semble bien moins improbable depuis les rives du Bosphore que depuis Bruxelles. Et il se pourrait que l’Occident s’aperçoive qu’il a plus à perdre en laissant filer la Turquie, que les Turcs en choisissant un chemin indépendant.
* Mark Almond est conférencier au History à l’Oriel College de l’Université d’Oxford
Réactions à l’article de Mark Almond
Super article écrie avec beaucoup de tact et de réalité, sans grand tabou pro-occidentale.
J’était content de voir qu’un Français puise écrire cela, mais quand je
décendie en bas de l’article j’ai découvert (Mark Almond) que c’était a un anglais, ce qui m’a pas surprit le moins du monde.
Les Anglais on toujours était plus réaliste que les Français, il faudra plusieurs millénaire au Français pour écrire un article paraiye.