Istanbul retrouve son faste d’antan 19 août 2008
Posted by Acturca in Economy / Economie, Istanbul, Turkey / Turquie.Tags: Aksel Tibet, bidonvilles, capitale européenne de la culture, chantiers, Istanbul, Jean-François Pérouse, Marmaray, TOKI, Turkey / Turquie
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Les Echos (France), 19 août 2008, p. 11
Adèle Martin
La capitale et ses 12,3 millions d’habitants est en pleine transformation : le tunnel en construction sous le Bosphore, qui reliera l’Europe et l’Asie, le futur Manhattan stambouliote ou encore les Dubaï Towers, deux tours jumelles de verre qui culmineront à 330 mètres en sont des exemples. Ces projets pharaoniques s’accompagnent également d’une urbanisation galopante aux portes d’Istanbul.
La crise de 2001 avait mené la Turquie au bord de la banqueroute. Le décollage de la croissance économique du pays a lancé la métropole, locomotive de l’économie nationale, à pleine vitesse. La ville s’est transformée en une capitale ultramoderne.
A la surface, tout est paisible et le spectacle est immuable : du matin au soir, les « vapurs » font des allers-retours entre les rives asiatique et européenne d’Istanbul. La nuit, avec leurs hublots illuminés, on dirait des chenilles phosphorescentes filant au ras de l’eau. En vingt minutes, ces gros bateaux blancs un peu rouillés traversent le Bosphore dans un sens, le moteur crache au demi-tour, puis ils repartent, en évitant les tankers, qui eux filent droit vers la mer Noire ou la mer Blanche, le nom turc de la Méditerranée. Calés sur une banquette en Skaï, les passagers sirotent un thé, grignotent un « simit », petit pain turc au sésame. De précieuses minutes. Chez les Stambouliotes, prendre le « vapur » représente bien plus qu’un banal moyen de transport. Le temps du trajet, ils retrouvent une Istanbul éternelle, rassurant, imperméable aux chamboulements. Il faut pourtant se méfier de la nostalgie.
· Car sous l’eau, à 55 mètres de profondeur, une révolution est en cours depuis quatre ans. Un tunnel ferroviaire sous le Bosphore est en construction. Il y a cent cinquante ans, le sultan Abdulmecid rêvait d’unifier sa capitale impériale, à cheval sur l’Asie et l’Europe, par les fonds marins. Au XXIe siècle, un consortium emmené par des Japonais le fait. Une prouesse technologique : l’ouvrage ne se trouve qu’à 6 kilomètres de la faille nord-anatolienne, en mer de Marmara. Les géologues prédisent un séisme majeur dans les trente années à venir. Quand la terre tremblera, le tube d’acier pourra se courber, comme un arc. Prévu pour 2012, le Marmaray fera passer jusqu’à 75.000 passagers par heure d’un continent à l’autre, dans chaque sens. On pourra alors monter dans le train en gare d’Halkali, un faubourg situé derrière l’aéroport, côté européen, et descendre à la zone industrielle de Gebze, côté asiatique : 76 kilomètres d’une seule traite !
Un chantier permanent
· Cette construction titanesque est à l’image des transformations d’Istanbul. Avec 12,3 millions d’habitants, soit un Turc sur six, la métropole est en pleine effervescence. Une explosion urbaine, un chantier permanent. La crise de 2001 avait mené la Turquie au bord de la banqueroute. Depuis, le décollage de la croissance a lancé la métropole, locomotive de l’économie nationale, à pleine vitesse. « C’est fou, avant, Istanbul ressemblait à une ville d’un pays en voie de développement, maintenant elle offre le visage d’une métropole ultramoderne », s’étonne Bertrand, un touriste, qui n’était pas revenu depuis 1993.
· Côté Asie, face au palais de Topkapi, le gouvernement veut faire sortir de terre un Manhattan stambouliote. Avec gratte-ciel, centres d’affaires, marinas, restaurants chics… Au milieu, la gare d’Haydar Pacha, une curiosité architecturale centenaire qui a vu arriver à Istanbul des dizaines de milliers de Turcs de l’intérieur, quittant les campagnes d’Anatolie, sera tout bonnement transformée en palace. Côté Europe, le quartier d’affaires de Levent attend l’érection des Dubaï Towers, deux tours jumelles de verre, hélicoïdales et hautes de 330 mètres. La Chambre des architectes et les associations de quartier crient au massacre. On se demande également ce que penserait de ces projets pharaoniques Mimar Sinan, le génial architecte de Soliman le Magnifique, qui couvrit Istanbul de mosquées et d’ouvrages somptueux au XVIe siècle. Qu’importe. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan compte bien laisser sa marque sur la capitale défunte de l’Empire ottoman, lui redonner la splendeur d’antan. Un peu comme François Mitterrand à Paris avec sa politique de Grands Travaux.
· Istanbul a la folie des grandeurs ! Prenez Istinye Park, par exemple, un centre commercial de luxe ouvert à l’automne dernier : 300 boutiques, dont du très haut de gamme, comme Bottega Veneta, Yves Saint Laurent, Max Mara, 20 millions de visiteurs annuels attendus. Quant à Kanyon, dont les lignes ondulent comme une vague, il a été primé en 2006 par la prestigieuse « Architectural Review ». Dans les quartiers des classes moyennes, les promoteurs ajustent les enseignes aux porte-monnaie des clients. Les « shopping centres » – et le développement concomitant du crédit – ont révolutionné les habitudes de consommation des Stambouliotes. Le coffre de leur 4 × 4 rempli, les citadins repartent chez eux.
Des habitations sécurisées
· Les résidences fermées poussent comme des champignons sur les collines d’Istanbul, à la place des champs et de la forêt. A Cekmeköy, connecté au Marmaray par une future ligne de métro, Yusuf Toplusoy a définitivement remisé son tracteur au hangar. Il propose des villas pour 300.000 euros dans le complexe Ciel et Mer, avec piscine, rues aux noms enchanteurs, comme l’allée des Camélias, gardiens privés 24 heures sur 24… « Nos propriétaires travaillent dans des banques ou dans le commerce international, la Turquie est riche », se réjouit-il, sans ambages. Mais il y a bien plus luxueux. Comme ces duplex de 230 mètres carrés à 450.000 euros à Istanbul Zen avec ses jardins japonisants. Ou encore, niché dans la forêt, Kemer Country, un repaire d’hommes d’affaires où le droit d’entrée du club s’élève déjà à 10.000 euros. La frange la plus conservatrice de la nouvelle bourgeoisie musulmane peut opter, elle, pour Les Demeures du Croissant ou un autre complexe « islamiquement correct ». Le principe reste le même, il y a juste une petite mosquée en plus et une salle de fitness avec, au choix, des horaires mixtes ou séparés pour les hommes et les femmes. « Le risque sismique et le fantasme de recréer des quartiers harmonieux, de mettre sa famille à l’abri des tentations et des risques que représenterait le centre sont à l’origine de ce modèle d’habitations sécurisées, explique le géographe Jean-François Pérouse, expert des politiques d’urbanisation. Elles concernent toutes les classes sociales. »
La fin des bidonvilles
· Car les pauvres aussi ont leurs immeubles. A Halkali, à la périphérie, quelques bicoques avec jardin potager, parabole sur le toit et poules devant la porte, ont été épargnées par les bulldozers. Les « gecekondu », littéralement « construit en une nuit », sont en voie de disparition. Le bidonville traditionnel cède la place à des dizaines de tours de 20 étages, rose, jaune ou bleu pâle. « Le modèle de l’anti-développement durable », regrette Jean-François Pérouse. Le Toki, l’administration chargée de l’habitat collectif en Turquie rattachée au Premier ministre, a construit 280.000 logements dans le pays ces quatre dernières années ! Dont une bonne partie à Istanbul. Réalisation du nouveau stade de football de Galatasaray, de demeures avec piscine… Le Toki s’éloigne de plus en plus de sa mission sociale et récolte des critiques croissantes. L’an dernier, pendant la campagne des législatives, le Comité électoral turc a même interdit à Recep Tayyip Erdogan, d’organiser des meetings à l’occasion des remises de clefs aux nouveaux propriétaires ou des tirages au sort sur les listes d’attente…
Quittons ces banlieues, promises, hélas, à un destin trop prévisible de ghettos, et suivons le tracé du Marmaray. Halte à la gare de Yenikapi, en construction. Le long de la mer de Marmara, entre deux voies express embouteillées, le chantier ferroviaire s’est transformé en gigantesque terrain de fouilles de 58.000 mètres carrés. Soixante-dix archéologues à la tête d’une équipe de 700 personnes y travaillent en roulement nuit et jour. « C’est la première fois que des recherches ont lieu sur une superficie aussi vaste à Istanbul, précise Aksel Tibet, archéologue coauteur d’un rapport pour l’Unesco sur l’impact du Marmaray sur le patrimoine. Nous possédions déjà de très bonnes sources topographiques écrites mais la métropole, capitales de plusieurs empires, a toujours présenté un habitat très dense, il s’agit donc d’une occasion unique de vérifier les connaissances sur le terrain. » Et un magnifique trésor sort de terre : un port édifié au IVe siècle sous le règne de Théodose Ier, un phare hexagonal, une église, 34 bateaux byzantins, les cales remplies d’amphores, de céramiques, de sandales, de pièces de monnaies, de dés en ivoire… Des noyaux de fruits ont même été trouvés. Un tsunami ou des tempêtes expliquent sans doute la quantité d’épaves et, fait plus exceptionnel, toutes chargées.
Sauvegarder le passé
· La découverte de ces vestiges de l’Empire byzantin n’a cependant pas apaisé la colère de l’Unesco, très remontée sur l’état de conservation de la péninsule historique. Aux alentours du Grand Bazar, les habitations traditionnelles en bois tombent en ruines. A Sulukule, un quartier gitan, la municipalité a commencé à raser des masures pour les remplacer par des immeubles « ottomans ». Quant aux tronçons restaurés des murailles de Théodose, ils ressemblent à des murs en parpaings dans une zone industrielle. « Quand l’Unesco demande une réhabilitation, la municipalité comprend reconstruction, se désole Korhan Gümüs, architecte engagé dans la préservation de la ville. Il y a un vrai problème de conceptualisation de l’Histoire. » Le Comité du patrimoine mondial a menacé de classer les sites historiques dans la liste du patrimoine mondial… en péril. Les autorités turques ont un an de sursis pour présenter un projet de sauvegarde satisfaisant. Pour la métropole du Bosphore, capitale de deux empires rayonnants, l’enjeu est à la hauteur de l’éclat qu’elle a retrouvé sur la scène internationale. Un défi à ne pas rater car Istanbul sera capitale culturelle de l’Europe en 2010.
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