Ergenekon, le procès qui passionne les Turcs 22 octobre 2008
Posted by Acturca in Turkey / Turquie.Tags: coup d'État, Ergenekon, Susurluk, Turkey / Turquie
trackback
L’Humanité (France), 22 octobre 2008, p. 15
Françoise Germain-Robin
Des militaires, journalistes, universitaires, ultranationalistes et mafieux membres d’un réseau clandestin sont accusés d’assassinats et de tentatives de coup d’État.
C’est un étrange procès que celui qui s’est ouvert lundi à Silivri, près d’Istanbul. Un de ces « procès de masse » dont la Turquie des généraux eut longtemps la triste pratique, dans les années noires des coups d’État militaires. Sauf qu’au lieu des syndicalistes et militants des partis de gauche alors jugés par centaines, ce sont d’anciens généraux et autres capitaines qui se trouvent sur les bancs des accusés comme instigateurs du complot organisé par Ergenekon. Le principal inculpé est un ex-général de gendarmerie Veli Küçük.
Il y a aussi, parmi les 86 inculpés de ce procès fleuve, des civils de tous milieux : deux ex-rédacteurs en chef de Cumuriyet, le président de la chambre de commerce d’Ankara, un ancien recteur d’université et un politique : Dogu Perincek, chef du Parti des travailleurs, un groupe gauchiste devenu ultranationaliste, accusé d’avoir préparé une « insurrection armée ».
Que peuvent avoir en commun des gens aussi dissemblables ? L’acte d’accusation affirme qu’ils sont liés par un pacte secret – Ergenekon – dont le dessein est de créer le chaos en Turquie afin de justifier un coup d’État militaire contre le gouvernement du parti islamique AKP. L’organisation aurait été créée en 2002, après la victoire électorale de l’AKP, par le général en chef de la 1re armée et celui de la gendarmerie, avec la complicité de l’amiral Ornek, chef des forces navales, qui a tout noté dans son journal.
Les chefs d’inculpation ? Préparation de deux coups d’État en 2004 et 2007, assassinat de personnalités comme le journaliste arménien Hrant Dink, trois protestants massacrés à Malatya en 2007, un juge du Conseil d’État. Projets d’attentats contre l’écrivain Orhan Pamuk et plusieurs personnalités kurdes. Trafic d’armes, vols de documents, provocation à la haine…
Certains journalistes laïcs accusent le pouvoir d’avoir voulu se débarrasser d’opposants gênants. C’est le cas de Mine Kirikkanat (1) : « Nous connaissons depuis longtemps en Turquie l’existence de ce qu’on appelle « l’État profond », une bande d’assassins, de racketteurs et de mafieux qui, avec l’aide occulte de l’État, ont organisé des dizaines de meurtres et d’attentats, prétendument pour lutter contre le terrorisme. Cette bande de malfaiteurs a plusieurs fois défrayé la chronique : en 1996 avec l’affaire de Susurluk, en 2005 avec celle de Semdinli (2). À chaque fois, le scandale a été étouffé, et la justice n’est pas passée. C’est le général Evren (3) le principal responsable de cet état de choses. Lui et ses amis ont mis tout en place dès les années 1970. Depuis lors, il y a eu en Turquie plus de 500 meurtres non élucidés : journalistes, hommes d’affaires, militants des droits de l’homme, Kurdes… La mère d’un des inculpés a raconté à la presse que son fils se vantait d’avoir tué lui-même 93 personnes ! Ergenekon entre dans ce cadre. Ce serait une bonne chose que la lumière soit faite sur cette sombre histoire et cette pourriture qui empoisonne le climat politique depuis des années. Le problème, c’est que l’AKP en profite pour faire un méli-mélo incroyable et mettre dans la marmite tout ce qui la gêne et combat sa politique. »
L’avenir dira si ce doute est fondé. Et si ce procès ira jusqu’au bout pour mettre fin à des pratiques dont les principales victimes sont la gauche, les militants des droits de l’homme et les Kurdes. Au cours de la première journée, plusieurs députés kurdes et le maire de Dyarbakir ont d’ailleurs rejoint le camp des plaignants, de même que l’Association des droits de l’homme de Turquie. La salle d’audience s’étant révélée trop exiguë pour accueillir tous les avocats, le procès a été scindé en deux : les 46 inculpés déjà arrêtés sont jugés en premier. Prochaine audience, le 23 octobre.
(1) Mine G. Kirikkanat est l’auteur de la Malédiction de Constantin, paru en 2006 chez Métailié, un roman politico-policier qui dénonce l’emprise américaine sur la Turquie.
(2) À Susurluk, en 1996, un accident a mis en lumière les relations entre un ministre du gouvernement de Tansu Ciller, l’armée, le crime organisé et l’extrême droite. À Semdinli, en 2005, un attentat à la bombe attribué au PKK s’est révélé être l’oeuvre de gendarmes.
(3) Auteur du coup d’État militaire de 1980, il a dirigé la Turquie jusqu’en 1989.
Commentaires»
No comments yet — be the first.