Le premier roman grave et aérien de Sema Kaygusuz 6 mars 2009
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Le Monde des Livres (France), 6 mars 2009, p. 5
Nils C. Ahl
L’auteure turque entrelace avec un grand talent romanesque mythe et poésie
Dès l’ouverture de ce premier roman, on est saisi par le grain intense d’une voix, celle de Leylan, qui se perd voluptueusement dans l’écho d’une solitude peuplée de littérature et de rêves. Le surgissement de ce personnage, dense et vulnérable, est si remarquable qu’on regrette de ne pas lire le turc. Car avant La Chute des prières, Sema Kaygusuz, née en 1972 sur les bords de la mer Noire, n’a écrit que des nouvelles – et elles ne sont pas traduites. On aurait aimé savoir si la mélancolique Leylan avait des grandes soeurs ou des cousines ailleurs.
Confinée dans une petite île de Méditerranée, Leylan raconte qu’elle fut » un de ces enfants brûlés par le soleil, qui se promenaient pieds nus sur la place du marché « . Aujourd’hui, c’est le lecteur, pieds nus (voire tout nu), qu’elle transporte, sensuelle, sur une petite place écrasée par le soleil. Cette voix qui fascine et qui ravit s’élève dans le silence feint d’un décor surpeuplé. Dans l’île envahie par les touristes, l’été, les sons et la rumeur entourent constamment Leylan. » Un bruit incroyable, à écorcher les oreilles « , précise-t-elle. Sonné par le vin, son père se tait depuis que sa mère est partie. On dit que Leylan l’empoisonne. Comme exilée, elle recueille les livres abandonnés par les touristes et fréquente une diseuse de bonne aventure. En fait, elle choisit ses mots contre les mots des autres, pour fuir les apparences.
Pour un premier roman, ce personnage est une bénédiction, une chance, à moins que ce ne soit l’indice principal du talent de Sema Kaygusuz. Nous miserons sur cette dernière hypothèse, sans prendre de risques, car la seconde partie du roman en apporte la preuve, autant par son ambition que par son énergie. Car Sema Kaygusuz est ambitieuse – à moins que ce ne soit de l’inconscience – quand elle compose cette seconde partie qui n’a, semble-t-il, rien à voir avec la première, rejetant la merveilleuse Leylan dans le mirage romanesque de son île. Place alors au jeune Yâsur et à sa mère, en route pour le pays du père disparu.
Mouvement circulaire
La narration est plus distanciée, comme un conte ou une parabole, l’espace n’est plus romanesque. Cette seconde partie est une réécriture de la première avec d’autres moyens, ceux du mythe et du poème. La grande beauté du texte, soudain, c’est ce mouvement circulaire qu’il initie et que continue le lecteur, qui enchevêtre toujours un peu plus les deux parties au fil des pages, à la recherche probablement d’une vérité absente, d’une vérité ailleurs.
Rencontrée à la fin du mois de février à Paris, Sema Kaygusuz le confirme : » Il y a des pistes, il y a des liens, mais tout reste finalement obscur. La seconde partie du texte revient toujours à la première, mais l’essentiel échappe au roman. »
Pour Sema Kaygusuz, la littérature a également quelque chose de circulaire : c’est une obsession. Pour des raisons alimentaires, elle anime des ateliers d’écriture à l’université, mais à part cela, elle ne fait plus qu’écrire. Ses autres métiers, dans la publicité ou les relations publiques, la rendaient malade, au sens propre. Tout ce qui contredit d’ailleurs la nature mystique de sa vocation littéraire l’angoisse. Comme ce sondage de la revue Notos qui lui a décerné le titre éphémère d’écrivain turc le plus prometteur. » Cette nuit-là, je n’ai pas dormi. C’était comme une menace. La littérature est un art et un artisanat – et il suffit de pas grand-chose pour qu’elle ne soit plus qu’un artisanat « , explique-t-elle, préoccupée. A chaque texte, » c’est comme si elle n’avait jamais écrit auparavant « . La littérature est l’expérience d’un temps et d’un espace nouveaux, hors du monde : à l’écouter, on devine dans sa voix la voix de Leylan, comme les restes d’un voyage.
En turc, le titre du livre n’est pas la » chute » des prières – au sens de déchéance. La traductrice de Sema Kaygusuz, qui fait l’interprète, précise que ce n’est pas traduisible : il faut imaginer des prières plus légères qu’une feuille morte ou qu’un flocon de neige qui tombent doucement sur le sol, en planant un peu, deçà, delà. On ne saurait mieux dire. Le roman de Sema Kaygusuz, c’est exactement cela : grave et aérien.
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