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Le Souffle des légendes 10 mars 2009

Posted by Acturca in Art-Culture, Books / Livres, Turkey / Turquie.
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Le Temps (Suisse), 10 mars 2009

Par Lisbeth Koutchoumoff

Sema Kaygasuz a 36 ans et vit à Istanbul. Son premier roman a subjugué ses compratriotes et les lecteurs allemands. Une nouvelle voix de la littérature est née

Comment dire les hurlements des vents du nord qui roulent parfois dans les entrailles, enserrent le cœur, obligent à renverser la tête en arrière pour qu’au bout du compte rien ne sorte de la gorge que des larmes impuissantes? Sema Kaygusuz admet ce silence d’au-delà des mots. Le visage tout auréolé de petites boucles noires, elle explique qu’elle écarte sciemment les règles grammaticales et tous les encadrements pour se rapprocher de cette obscurité intransmissible. Sans vouloir l’éclairer trop. Sema Kaygusuz a 36 ans et vit à Istanbul. Son premier roman, La Chute des prières, ressemble à un long cri qui prend mille chemins, silencieux parfois, souterrains, sous-marins même, antiques et rocailleux pour sonder les cauchemars et les attaches inavouables. Trouver la compassion qui apaise et permet de grandir.

La Chute des prières se déroule sur l’île turque de Bozcaada en mer Egée. Ulysse y est passé. Il a goûté à ce vent hurleur qui annihile tout espoir de résistance. Au début du roman, le vacarme est assourdissant. Tout comme le silence que les habitants de l’île imposent à Leylan, jeune fille condamnée à la solitude par consensus tacite de la communauté. Sa mère l’a abandonnée au début de l’adolescence, un beau matin, après lui avoir tendu une tartine beurrée. Son père a sombré dans un alcoolisme peuplé de forêts imaginaires et terrifiantes. La rumeur qui circule veut que Leylan envisage d’empoisonner cet homme qui ne parle plus depuis le départ de sa femme. La jeune fille sait bien qu’elle ne peut rien contre cette croyance qui se métamorphose en vérité sitôt imaginée et reprise par tous. La maison familiale devient une île dans l’île, noyée dans une saleté stratifiée, tout juste rincée par les rêves de vendanges sublimes que la fille envisage pour sauver son père. Ou le tuer. Ou les deux à la fois.

Pas à pas, écartant les broussailles épineuses des souvenirs traumatiques, les renversant pour mieux les voir, remontant le cours de l’histoire de l’île, de son imaginaire d’enfant, confirmant l’importance centrale du vin et de la bruine salée de la mer, Leylan se lance dans un long périple initiatique et cathartique. Sema Kaygusuz convoque alors les rythmes et les images homériques, le souffle des légendes anatoliennes, chaparde aussi du côté de Sumer et de Gilgamesh pour inventer ses propres mythes libérateurs. Ni plus ni moins. La profusion d’images, les invocations à la vigne, à la beauté, à la langue, aux livres se déploient en deux parties. La première se consacre à Leylan et à son histoire meurtrie où l’on rencontre le grand-père lutteur, l’oncle pêcheur, l’enfant mort d’être né pour remplacer un frère trop tôt disparu. Le roman bascule ensuite dans l’épopée labyrinthique. On comprend, au fur et à mesure, que Leylan se divise en huit personnages. Elle est tout à la fois sa mère, son père, son grand-père, la forêt des cauchemars et le vent aussi. En eux, par eux, elle traverse des épreuves effroyables, vainc plusieurs monstres et se lit elle-même. Ces voyages hors temps mettent en branle son temps intérieur jusque-là figé, terrassé par les récits et le regard des autres. Par le départ de la mère qu’elle poursuit par-delà les montagnes et les mers déchaînées.

Par un jeu d’échos sophistiqués, les deux parties du roman se répondent et s’entrecroisent. Le lecteur doit accepter le tangage permanent des récits de légendes, leurs répétitions circulaires et lancinantes. Accepter de se perdre puis de reprendre pied. D’entendre ou de deviner des langues faites de sons ou d’émotions non dites mais violentes. De comprendre que les morts ne le sont jamais vraiment. Et qu’il s’agit d’être vraiment vivant avant de mourir. Au cœur du roman, Sema Kaygusuz fait dire à son personnage: «Quand on écrit, on doit écrire avec les sons inspirés par l’air, on doit plonger le regard au fond des gouffres où nous serons assis en tailleur. Nous devons nous élancer vers notre propre temps pour dégager nos vies prisonnières de l’inertie comme la bougie qui en cet instant est dévorée de l’intérieur, telle une flamme qui se dévore elle-même.»

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