Les désarrois « turquesques » de Sarkozy 19 mai 2009
Posted by Acturca in France, Turkey-EU / Turquie-UE.Tags: France, Nedim Gürsel, Nicolas Sarkozy
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Libération (France), 19 mai 2009, p. 36
Nedim Gürsel *
Le dessin de Plantu publié dans le Monde du 6 avril, où l’on voit Barack Obama prêchant un rapprochement entre la Turquie et l’Union européenne, illustre les désarrois du président Sarkozy, alias « Iznogoud », qui semble résigné d’une telle éventualité. Le président américain est-il allé trop loin, à ses yeux, en insistant sur la vocation européenne de la Turquie dans le discours qu’il vient de prononcer devant les députés turcs à Ankara ? On ne peut que répondre « oui » à cette question, vue la réplique immédiate du président français. Il s’agit d’une agitation qui s’est emparée de quelques responsables politiques en France quand la lointaine perspective de l’entrée de la Turquie dans l’Union est soudain devenue une réalité. Je dirais même une obsession.
Une autre caricature, celle de Willem parue dans Libération à l’époque de la guerre « non déclarée » entre Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, en est le meilleur exemple. Je m’en souviens encore car je l’avais découpée et gardée. A l’occasion de la prise de bec entre le président américain qui trouve l’intégration de mon pays dans l’Europe « so good » et le président français « no good », je la sors pour l’admirer de nouveau et voilà ce que j’y vois : le protagoniste et le deutéragoniste sont en pleine discussion. Ils parlent des problèmes graves tout en marchant. Le président Chirac demande à son ministre de l’Intérieur les mesures qu’il compte prendre face à la montée de la violence. Celui-ci répond par une autre question : « Et la Turquie ? » Comme s’il n’avait rien entendu, le Président continue à s’inquiéter du taux de chômage ou de l’explosion d’une bombe en Corse. Le ministre de l’Intérieur rétorque toujours par la même question : « Et la Turquie ? » A la fin, c’est-à-dire dans le quatrième carré de la caricature, nous les voyons, le protagoniste et le deutéragoniste, de face, comme dans une tragédie grecque. Jacques Chirac est en train d’étrangler le petit Sarkozy qui se débat en vain dans les bras du grand homme. Ou de l’homme grand si vous préférez.
Depuis, le deutéragoniste qui avait déclaré, durant la campagne électorale, « si la Turquie était en Europe, cela se saurait » a été élu président de la République française ; il persiste et signe encore malgré l’engagement de l’Etat français dans le processus des négociations d’adhésion. A cause de lui, la France met son veto à l’ouverture de certains chapitres, faute de ne pas pouvoir bloquer l’ensemble du processus. Jacques Chirac, lui, l’inventeur du référendum pour la Turquie mais aussi le pourfendeur de l’atlantisme de Sarkozy, disait au moins que « nous étions tous héritiers de Byzance ».
Nicolas Sarkozy perd souvent son sang-froid quand la question turque revient, tel un spectre qui hante l’Europe. « Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont groupées en une sainte chasse à courre pour traquer ce spectre », écrivait Karl Marx dans le Manifeste du Parti communiste.
Aujourd’hui, la Banque nationale de Belgique a supplanté l’hôtel du Bois sauvage, dernier domicile bruxellois de Marx où furent écrites ces lignes. C’est dire que, depuis cette époque, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, mais le même spectre, déguisé cette fois-ci en « Grand Turc », musulman de surcroît et « l’Autre » par excellence, hante toujours l’Europe et l’esprit du président français. Sinon il n’aurait pas annoncé en avril 2007 : « Il faudra se donner du mal pour m’expliquer que les frontières de l’Europe, c’est sur l’Irak et la Syrie. La Cappadoce en Europe mais c’est inconcevable ! » Et au lendemain du sommet de Prague en avril 2009 : « Je suis opposé à cette entrée, je le reste, et je crois pouvoir dire qu’une grande majorité des Etats membres est sur la position de la France. »
Faut-il rappeler à monsieur Sarkozy que ce n’est pas vrai, 21 pays sur 27 sont pour l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, la France étant avec l’Autriche, le seul pays qui a cette position de rejet absolue. L’Allemagne est plus mitigée car, au sein de la coalition gouvernementale, les sociaux-démocrates sont plutôt favorables. Heureusement que l’on entend d’autres voix, notamment celle de Martine Aubry, qui est consciente de l’importance stratégique mais aussi culturelle de la Turquie et qui préconise l’ouverture de la France à ce qu’elle appelle « une Europe XXL ».
On peut en effet être contre l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, d’ailleurs la majorité des Français et une grande partie de la classe politique le sont et ne manquent pas d’arguments pour défendre leur point de vue. Mais bâtir toute une réflexion sur le refus d’un pays pourtant ami de la France, placer le débat politique sur le plan de la négativité pour ne pas dire du rejet, ne semble pas digne de la France où je croyais qu’un certain esprit d’ouverture existait encore, y compris chez les hommes politiques. Ce « non à la Turquie ! » prend tout son sens dans une conjoncture morose avant des élections européennes qui ne seront pas capables, une fois de plus, de rassembler les Français autour d’un projet ambitieux pour l’Europe. Une Europe qui doit, certes, être fière de son héritage, mais aussi ouverte aux autres cultures.
* Nedim Gürsel, convoqué au tribunal le 5 mai en Turquie, a été accusé de blasphème pour son roman les Filles d’Allah. Dernier ouvrage paru : La Turquie : une idée neuve en Europe, éd. Empreinte-Temps présent, avril 2009.
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