Les Tatars déportés par Staline rêvent de Crimée 30 mai 2009
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Le Temps (Suisse), 30 mai 2009
Mathilde Goanec, Simféropol
Les Tatars avaient été déportés en mai 1944. Mikhaïl Gorbatchev les avait autorisés à revenir au pays, mais leur réhabilitation n’est toujours pas officialisée par Kiev
«Le 18 mai, pour moi, c’est comme un gros nuage noir. Comment pourrais-je oublier une telle journée? J’avais 6 ans, ma mère était à genoux. Les soldats voulaient lui tirer dessus et moi j’étais dans ses bras. Finalement, ils nous ont emmenés, ma mère, ma grand-mère, mes frères et moi, à la gare de Sourien, et ils nous ont déportés dans l’Oural.» Soultanie Osmanov est une vieille femme désormais, qui essuie du coin de son mouchoir les larmes sur ses joues. Sa famille a fait partie de ces quelque 180000 Tatars, déportés de Crimée vers l’Asie centrale ou la Russie le 18 mai 1944 sur ordres de Staline. En quarante-huit heures, des villages entiers ont été vidés et leurs populations déplacées vers les confins de l’empire soviétique, vidant ainsi la Crimée de sa population tatare. Beaucoup mourront en route ou dans les premières années de la déportation.
Chez ceux qui survivront, le souvenir de la Crimée, ancien royaume tatar jusqu’à l’arrivée des Russes au XVIIIe siècle, ne s’effacera jamais. A la veillée, les grands-mères racontent les jours terribles de la déportation, mais aussi les montagnes et les plages de la mer Noire, les fruits en abondance et le climat toujours clément… Quand en 1989 Mikhaïl Gorbatchev, aux manettes d’un empire sur le point de sombrer, autorise les Tatars à rentrer, ils seront donc des milliers à prendre enfin le chemin du retour, vendant biens et maison pour financer le trajet et l’installation.
Mais depuis 1944, la petite péninsule a bien changé. Désormais ukrainienne, la Crimée est peuplée majoritairement de familles slaves, qui voient d’un mauvais œil le retour de ce peuple musulman d’origine turque. «Lors de notre retour avec mon père, en 1991, personne ne voulait nous aider, se souvient Djemaladin, un Tatar né en Géorgie. Nous avons donc participé à de grandes manifestations politiques pour obtenir des terres.» Mariemsié, sa femme, poursuit: «Nous avons occupé un terrain, près de Simféropol [50 km au nord-est de Sébastopol], et nous avons dormi tout un été sous une tente, mon mari, ma fille et moi.»
Les zarvatie, ces réquisitions sauvages de terrains, vont devenir l’instrument principal des Tatars dans la bataille pour la terre. Depuis les années 1990, 300 villages «sauvages» sortent ainsi de terre dans la région, la plupart autour de Simféropol. Dès la sortie de la ville, des chapelets de maisons en construction défilent le long de la route. De simples abris, fait de pierres grossières, signalent les réquisitions récentes.
Lila vit dans un de ces villages 100% tatar. A 25 ans, elle a été l’une des premières à rentrer au pays: «Quand je suis arrivée ici, j’étais jeune et seule. Nous étions 43hommes et trois femmes à occuper ce qui est aujourd’hui devenu notre village. Les hommes construisaient les maisons et nous, on faisait la cuisine. Au bout d’un an, les autorités nous ont donné des papiers et nous sommes devenus officiellement propriétaires.»
Près de 180000 Tatars, selon le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR), vivent toujours en Ouzbékistan, sans compter les dizaines de foyers de peuplement tatars disséminés dans toute l’ex-URSS. Nombre d’entre eux rêvent encore au retour, malgré l’hostilité croissante de la population locale, largement composée de Russes. Musulmane sur une terre dominée par l’orthodoxie, la minorité tatare soulève le ressentiment, à l’image de Konstantin, un jeune Russe de Simféropol: «Ils réclament tout le temps des choses et ils manifestent, comme aujourd’hui, sur la place.» En ce 18 mai, on commémore le 65e anniversaire de la déportation. Des discours, entrecoupés de prières publiques, qui froissent certains passants. «Ils n’aiment pas quand nous nous rassemblons, quand nous prions, quand nous revendiquons, confirme une journaliste tatare. Mais nous sommes ici chez nous.»
Pour l’heure, l’Ukraine, malgré des efforts salués au début des années 1990, n’a toujours pas réhabilité officiellement la minorité tatare ni reconnu le drame de la déportation. La semaine dernière, des Tatars de monde entier se sont réunis en Crimée, à l’appel du leader de la communauté, Mustafa Djemilev, pour faire pression sur les pouvoirs publics. «Même si soixante-cinq ans ont passé depuis cette déportation, les Tatars ne sont toujours pas reconnus comme un peuple indigène de Crimée, leur langue n’est pas considérée non plus comme une langue officielle, et 60% de la population tatare est sans emploi, affirme Mubeyin Batu Altan, un Tatar de Crimée qui vit aux Etats-Unis. Mais nous n’allons pas disparaître, car la Crimée est notre unique patrie.»
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