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Ramize Erer : Istanbulle sur Seine 24 septembre 2009

Posted by Acturca in Art-Culture, Turkey / Turquie.
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Le Monde (France), 24 septembre 2009, p. 24

Catherine Simon

Installée à Paris depuis deux ans, Ramize Erer est une des figures de la caricature en Turquie. Féministe à sa manière, elle a un faible pour les mauvaises filles et croque avec bonheur les relations entre hommes et femmes.

Sur la table à nappe blanche, elle a posé tous les plats ensemble : beurek aux épinards, feuilles de vigne, bouchées de lentilles, sans oublier le fin du fin, le fameux hunkar begendi, un must de la cuisine ottomane, qui marie viande de veau et aubergine sauce béchamel. Ramize Erer, elle, ne mange pas. Elle surveille d’un oeil le téléphone-fax ; de l’autre, ses enfants : un garçon de 12 ans – « très doué pour le dessin » – et une fillette de 5 ans, blonde et sauvage comme sa mère, qui viennent de rentrer de l’école, dans le 15e arrondissement de Paris.

Ramize Erer, elle aussi, prend des cours. Des cours de français. Mais elle a du mal : exilée en France depuis bientôt deux ans, la dessinatrice turque, caricaturiste au quotidien Radikal, connue pour ses personnages de filles délurées et de gros machos à moustache, est d’une timidité maladive. A l’oral, elle cale. Pour s’exprimer, il lui faut du papier. Et une bulle mentale où s’enfermer à triple tour.

« Je ne parlais pas beaucoup lorsque j’étais petite. Je rêvais tout le temps. » Ainsi commence le récit que Ramize Erer, improbable interviewée, a finalement rédigé (en turc) pour Le Monde. Elle y évoque son enfance, passée « dans une balançoire entre la joie et la tristesse », les étés dans la maison de ses grands-parents paternels, à Kirklareli (Thrace orientale), la ville où elle est née. Elle y raconte sa jeunesse à Istanbul, mouvante mégapole, où elle a étudié à l’Académie des beaux-arts et fait ses premières armes dans le mythique hebdomadaire d’humour Gir-Gir, dirigé par Oguz Aral. Elle, dont les dessins sont exposés jusqu’à la fin octobre à Marseille, aux côtés de ceux de Dilem (Algérie), de Baha Boukhari (Palestine), de Michel Kichka (Israël) et d’une demi-douzaine d’autres célébrités internationales du dessin de presse, a fait un sacré chemin, depuis la publication de ses premiers albums, parmi lesquels « Mauvaise fille », édité en Turquie en 1999 !

Au départ, rien ne prédisposait cette gamine silencieuse, quatrième d’une fratrie de cinq enfants, père comptable et mère au foyer, à devenir une professionnelle du croquis. C’est avec ses frères et soeurs, tous accoudés à la fenêtre, dans l’appartement familial d’Istanbul, que la petite Ramize a découvert l’image animée. De cette fenêtre stratégique, il était possible de voir les films projetés sur l’écran du cinéma en plein air voisin. « Pendant des mois, nous avons regardé des films sans entendre les voix », raconte-t-elle.

De même, c’est au milieu de ses frères et soeurs qu’elle a passé l’été, petite, dans la maison de Kirklareli. Mais elle était la seule à essayer de copier les reproductions de tableaux, de « très beaux paysages », accrochés aux murs du salon. La seule aussi à apprécier, dans les livres d’enfants, les illustrations accompagnant les textes. Les dessins « excellents » qui illustraient son édition d’Oliver Twist restent un de ses plus beaux souvenirs. Plus tard, à l’Académie des beaux-arts, elle affine ses goûts. Entre Van Gogh et Courbet, elle n’hésite pas. L’autoportrait Bonjour, monsieur Courbet ! l’enthousiasme.

Sa mère, une femme « coléreuse » et aimante, a-t-elle deviné la singularité de sa progéniture ? « Elle m’a donné ce que les mères ont peur de donner à leur fille : la liberté (…). Elle a été ma première héroïne féministe », écrit aujourd’hui la dessinatrice. Les amies de sa mère, moins gâtées par la vie, réunies autour d’un thé en d’interminables conclaves – « elles ne se parlaient pas, elles se lamentaient », se souvient Ramize Erer – vont servir de modèles, ou de repoussoirs, à la future caricaturiste. Comme les manifestantes de la fin des années 1970, que la jeune lycéenne regardait défiler dans les rues d’Istanbul. Un slogan, surtout, lui a plu : « Les gentilles filles vont au paradis, les mauvaises filles vont partout. » A l’évidence, elle préfère les secondes. Colette, dont elle a illustré la couverture de Chéri, version turque, aurait aimé la sensualité de ses anti-héroïnes de papier. « Les femmes de Ramize sont très hédonistes. Elles portent sans complexe leurs kilos et leur féminité », dit la romancière turque Vivet Kanetti, amie de la dessinatrice.

Les mauvaises filles de Ramize Erer portent des petites culottes – qu’on aperçoit assez souvent – et s’expriment sans prendre de gants. « Un mélange d’école belge et de Reiser », résume le dessinateur Michel Kichka. Entre le trait « sobre, précis, léger » et le contenu, nettement plus lourd, il y a une « totale dissonance », ajoute le caricaturiste israélien. Ses dessins font immanquablement penser à « des sitcoms américains », relève son confrère turc Izel Rozental. Le décor ne change guère : un canapé ou un lit, sur lequel les personnages, deux ou trois au maximum, bavardent ou se chamaillent. A propos de quoi ? De sexe et des rapports de sexes. En gros, en large et de travers. Shocking ? « On a l’habitude, ça fait vingt ans qu’on la connaît », s’amuse Rozental, qui admet que certains dessins sont quand même « choquants ».

S’attaquant, à longueur d’albums (non traduits en français), à la société turque et en particulier aux relations entre hommes et femmes, l’impertinente crayonneuse dessine « des filles modernes qui montrent leur cul et se moquent des mecs », admire Georges Wolinski, figure de Charlie Hebdo. Ramize Erer, c’est « vraiment une frangine », insiste-t-il. Dans les pays musulmans, rares sont les dessinateurs – et les dessinatrices plus encore – qui ont ce genre d’audace, assure le caricaturiste français. « On brocarde la politique, l’armée, la religion. Mais le sexe, pas trop », observe-t-il.

« La Turquie, ce n’est pas l’Algérie. Chez nous, il en faut beaucoup pour choquer », nuance Vivet Kanetti. A Istanbul, peut-être. Ou dans la Turquie citadine. Et encore ! Les rigoristes de tout poil y sont nombreux et véhéments. Le mari de Ramize Erer, Tuncay Akgün, lui-même dessinateur très connu en Turquie et patron du journal Leman, en a fait l’expérience. Certains dessins et articles, publiés dans Leman, lui ont valu une pluie inédite de menaces. Dont certaines « concernaient aussi notre famille entière », confie Ramize Erer, volontairement sibylline sur le sujet. Installée à Paris avec ses deux enfants, la correspondante de Radikal fait contre mauvaise fortune bon coeur, et son mari, lui, fait le voyage de Paris une fois par mois. Dans son exil parisien, elle prend les choses du bon côté : elle dit aimer les « vieux serveurs de café désagréables », les escaliers de Montmartre, la pluie et la « clocharde blonde qui est devant la boulangerie avec son chien » et à qui elle donne un peu d’argent chaque jour.

Gageons que le 15 octobre, à Marseille, lors des rencontres organisées par Cartooning for peace (association créée par notre collaborateur Jean Plantu), la « mauvaise fille » d’Istanbul, cette « Européenne avant l’heure », comme dit son confrère Kichka, saura sortir de sa coquille. Et mettre le public, sinon dans sa poche, au moins dans sa bulle.

1963
Naissance à Kirklareli (Turquie).

1981
Entre à l’Académie des beaux-arts d’Istanbul.

1990
Publication de « Sans moustache », premier de ses cinq albums BD.

2007
Arrivée à Paris, correspondante-caricaturiste du journal « Radikal ».

2009
Participe à Marseille à l’exposition collective « Dessine-moi la paix en Méditerranée ».

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