Casse-tête de Turc 1 octobre 2009
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Libération (France), 1 octobre 2009
Marc Semo
Orhan Pamuk s’interroge sur la difficulté de vivre entre Orient et Occident
Ce n’est pas toujours simple d’être un écrivain de ce qu’il appelle lui-même « les marges de l’Europe ». Prix Nobel de littérature et premier Turc salué d’une telle distinction, Orhan Pamuk est adulé par de nombreux lecteurs dans son pays et plus encore à l’étranger où ses romans, Mon nom est rouge, ou Neige ont remporté de nombreux prix. Mais cet Istambouliote de naissance, de cœur et de raison, vit entre deux mondes, sans cesse renvoyé à son identité écartelée.
« Quand Proust écrit sur l’amour, il parle de l’amour universel aux yeux de ses lecteurs. Quand j’écrivais sur l’amour, surtout à mes débuts, on disait que j’écrivais sur l’amour turc », raconte-t-il dans D’autres couleurs, recueil d’essais et de courts textes, notamment sur le difficile rapport à l’Occident, celui de son pays et aussi le sien. « Tenter de faire sien l’esprit de l’Europe et se sentir ensuite coupable de ce mimétisme », explique ce romancier fasciné de longue date par le philosophe allemand Walter Benjamin et ses œuvres inachevées, « fragmentaires et donc sans limites comme la vie elle-même ». Le recueil est autant un « making-of » de l’œuvre qu’une autobiographie en creux.
Egotisme. Il y parle bien sûr de ses souvenirs, son enfance dans une famille de la bonne bourgeoisie cosmopolite d’Istanbul, sa passion de gosse pour les « vapur » – les ferries sillonnant le Bosphore -, les vacances dans les îles aux Princes, sa vocation de peintre tôt abandonnée. Dans des chroniques écrites pour le quotidien Radikal, il dresse de brefs tableaux de la vie istambouliote ou de ses proches avec de magnifiques dessins de sa main. Cela ravira les fans du romancier, même si d’autres peuvent vite se lasser d’un exercice d’égotisme dénué de toute auto-ironie. Mais la puissance de l’écrivain est bien là, quand il raconte les journées tragiques du grand séisme d’août 1999 à Istanbul, « cette effroyable secousse et les hurlements qui s’élevaient des entrailles de la terre », les ruines, la douleur et la rage des sinistrés.
Au fil de ces pages, c’est surtout l’essayiste qui fascine, de par ce regard différent d’un intellectuel de frontière, vivant entre Orient et Occident dans « un sentiment d’entre-deux et la compagnie des livres ». Un déchirement qu’il retrouve en Dostoïevski quand il critique les intellectuels russes occidentalisés. Il est fasciné par les Carnets du sous-sol et plus encore par les Possédés, livre « qui clame ouvertement les secrets honteux que voudraient nous cacher les intellectuels radicaux excentrés aux marges de l’Europe, aux prises avec leurs rêves occidentaux, oscillant constamment entre le doute et la foi ».
Spécificité. Faut-il s’inspirer de l’Occident pour enrayer le déclin ? La question hante l’Empire ottoman puis la Turquie depuis bientôt trois siècles. Certains ont estimé que pour combler le retard il faut adopter les techniques militaires et politiques de l’Europe : cela inspira les réformistes ottomans du XIXe siècle puis la République. D’autres au contraire ont clamé qu’il fallait revenir aux sources de l’islam et à la spécificité turque. Le débat continue aujourd’hui, mais ces deux vérités se mêlent dans les têtes de la plupart des Turcs. « La première des choses dont a honte l’occidentaliste, c’est de ne pas être européen. Parfois (pas toujours), il a honte de ce qu’il fait pour être européen. Il a honte d’abandonner en cours ses efforts dans cette voie. Honte de perdre son identité s’il devient européen. Il a honte de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas. Et il a honte que l’on parle de sa honte », écrit Orhan Pamuk, pour qui l’Europe est indissolublement liée à l’idée de roman, et réciproquement. Il reconnaît « ressentir profondément, comme la majorité des Turcs, les espoirs pleins de bonnes intentions de celui qui frappe à la porte et demande à entrer, ainsi que la crainte et la colère justifiée de se voir rejeter ».
A la différence de nombre de ses pairs en Turquie, Orhan Pamuk ne fut pas un écrivain militant. « Je suis un romancier qui s’est donné pour tâche de s’identifier à tous ses personnages, notamment aux mauvais », rappelle-t-il volontiers. Cela n’empêchait pas pour autant des batailles citoyennes. Et la politique l’a rattrapé en le déférant au tribunal, il y a trois ans, pour une interview à un journal suisse où il évoquait le génocide arménien. Dans « Mon procès », Pamuk écrit notamment que, « dans la Turquie actuelle, la question du sort des Arméniens ottomans touche directement celle de la liberté d’expression et que ces deux problèmes sont inextricablement liés ».
Orhan Pamuk, D’autres couleurs Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy. Gallimard, 552 pp., 22,90 €.
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