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Quelles frontières pour l’Europe ? 13 octobre 2009

Posted by Acturca in Academic / Académique, EU / UE, South East Europe / Europe du Sud-Est, Turkey / Turquie, Turkey-EU / Turquie-UE.
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Le Monde (France), 13 octobre 2009, p. 24                        English  Deutsch

Michel Foucher *

Comment parler d’un ensemble aux limites toujours indéterminées ? Entre une Union européenne au contenu culturel précis mais resserré et l’extension à l’Est ou à la Méditerranée, le problème des bornes reste posé

Jusqu’en 2004-2007, la carte mentale, implicite et non sujette à discussion, qui présidait à la fixation des frontières ultimes de l’Union européenne était en réalité un secret de Polichinelle. Il allait de soi à Bruxelles et dans la plupart des capitales que l’expansion territoriale de l’Union devrait se poursuivre jusqu’au point où elle en arriverait à recouvrir l’ensemble du continent, Russie exclue. Soit, à cette exception près, un processus de mise en coïncidence entre le territoire de l’Union européenne (UE) et celui du Conseil de l’Europe, seule institution européenne à avoir explicitement défini son périmètre dès 1994.

Ce scénario d’élargissement maximal exprime la représentation que les administrations américaines successives ont nourrie de l’Europe organisée, et on aura noté la remarquable continuité du projet européen des Etats-Unis, de Bill Clinton à Barack Obama, qui, en cela, a confirmé avec son discours d’Ankara les propos antérieurs de George W. Bush.

Représentation soutenue de longue haleine, dont la visée est d’abord géostratégique : achever le travail de reconquête pacifique et de remise en ordre démocratique du continent amorcé après le 6 juin 1944, redoublé dans la période 1985-1991 après l’échec de l’alternative communiste et de l’emprise soviétique sur l’Europe centrale, baltique et, partiellement, balkanique et qui devrait se conclure avec l’arrimage définitif de la Turquie, de l’Ukraine, des Balkans occidentaux et peut-être de la Géorgie, dans la  » famille euro-atlantique « .

Contraindre les nations européennes querelleuses à se réconcilier, puis étendre la démocratie au moyen de l’adhésion à une Union européenne investie d’une mission de diplomatie transformationnelle, enfin contenir la Russie : ces objectifs, cohérents avec l’intérêt national américain, se sont imposés dès lors qu’ils sont endossés par les pays d’Europe centrale et baltique, ceux d’Europe du Nord, du Nord-Ouest et du Sud.

Il est vrai que, vue de Bruxelles, la perspective d’adhésion a fonctionné comme un levier efficace d’incitation aux réformes, la reprise de l’acquis communautaire ayant une vertu modernisatrice comparable à celle du code civil napoléonien. C’est la clé du pouvoir d’influence de l’Europe instituée, en raison des moyens financiers proposés et des opportunités de reconnaissance des nations et de promotion des élites qu’offrent des institutions régies par le principe d’égalité des Etats membres.

C’est un facteur de garantie de souveraineté et d’extension de la sécurité, puisque l’intérêt national particulier commande que le voisin rejoigne le même club, sauf à l’Est, et que les invectives nationalistes peuvent être contenues (Hongrie et Slovaquie, Slovénie et Croatie, Grèce et Turquie). Mais cette méthode d’européanisation se heurte désormais à la rugosité des situations politiques telles qu’elles ont l’inconvénient d’être dans les Balkans et en Europe orientale. La méthode classique d’extension territoriale ne peut plus fonctionner à l’identique.

Après l’élargissement de 2004, historiquement légitime mais conduit sans énonciation politique explicite de la part de nombre de dirigeants, sans mise en perspective historique et géopolitique, bref agi comme une histoire sans paroles, un doute s’est installé sur les finalités du processus européen. Il a été accentué par les aléas institutionnels de 2005-2009, les ratés de l’extension de 2007 dans les Balkans orientaux et le refus de tout débat sérieux sur les frontières ultimes. Et il a ouvert la voie à des scénarios alternatifs à celui de Washington.

En réalité, plusieurs représentations géopolitiques de l’Europe instituée se distinguaient dès l’origine, mais il a fallu attendre 2004 pour qu’elles soient exhumées. Si la finalité politique est de créer une entité fondée sur une unité historique et géoculturelle, à retrouver en dépassant les rivalités des nations, l’Union est réservée à ses inventeurs et à ceux qui, proches, partagent les mêmes valeurs (traditions juridiques et religieuses) et elle se stabilise à une trentaine d’Etats membres, autour de l’Allemagne et de la France. C’est la vision portée par les mouvements d’inspiration démocrate-chrétienne et ceux rassemblés dans le Parti populaire européen, mais pas par tous car les députés d’Europe centrale et nordique veulent intégrer les confins orientaux. Le critère central est celui de l’identité européenne, définie en termes de culture et de valeurs.

A cette aune, la Turquie, à société civile musulmane, n’a pas sa place. Les sondages vont dans le même sens : 55 % des Européens sondés jugent que ce pays fait partie de l’Europe  » par sa géographie  » (contre 33 %) et 42 % par son histoire (42 % sont d’un avis contraire), mais qu’il en est trop éloigné par ses différences culturelles (54 %) pour adhérer (contre 33 % soutenant l’adhésion) ( » Eurobaromètre 63 « , 2005). A ceci près que la question des frontières de l’UE ne se réduit en rien à la seule Turquie, avec laquelle les négociations, du reste, se poursuivent.

Si, en revanche, la finalité est de faire coopérer avec méthode des peuples différents, en hiérarchisant les intérêts, l’extension ne connaît pas d’autres limites que celles de la Russie sur son flanc ouest. C’est la vision des libéraux, d’une partie des sociaux-démocrates attachés à la laïcité et à la promotion de forces islamo-démocrates exemplaires, mais aussi des eurosceptiques adeptes d’un scénario géoéconomique et, on l’a dit, de Washington.

Partisan de cette approche, David Miliband, ministre britannique des affaires étrangères, la pousse au maximum en décrivant une aire d’intérêt européen incluant à terme le Maghreb, l’Europe orientale et le Proche-Orient (Bruges, 15 novembre 2007). Dans une position médiane, ceux qui insistent sur les capacités d’intégration de l’UE et le maintien de sa cohésion interne seront en faveur d’une pause durable dans son extension, des politiques renforcées de voisinage sans adhésion et de forme de partenariat privilégié, au contenu flou. Avec le traité de Lisbonne, la prudence, sinon la réticence, qu’une dizaine d’Etats, suivant la France et l’Allemagne, avaient manifestée à l’égard de l’extension de l’Union ne suffit plus à bâtir une stratégie d’européanisation répondant à l’intérêt européen. L’Union devra sortir du tout ou rien de l’offre d’adhésion en augmentant les moyens financiers accordés à sa politique de voisinage et en adaptant ses conditions de convergence aux réalités politiques et géopolitiques concrètes des nations situées à ses confins.

Après tout, les trois critères de Copenhague (Montesquieu, le marché et une période transitoire) avaient été formulés non pas en 1957 mais en 1993, pour traiter de la situation spécifique de l’Europe centrale. Traiter la question des  » frontières de l’Europe « , c’est en fin de compte répondre aux points suivants : quelles sont les limites finales souhaitables de l’Europe instituée comme Union européenne, c’est-à-dire quelles sont les limites géopolitiques occidentales de la Russie qui conviennent aux Européens et quelles sont les politiques à bâtir en direction des Balkans, de l’Ukraine et de la Turquie ? Dans le cas des Balkans occidentaux, fragmentés, hors Croatie, en sept Etats et protectorats, les négociations prochaines devront insister sur une condition spécifique, leur engagement à régler les quelque vingt-cinq contentieux bilatéraux majeurs les opposant, qui vont des recours à la Cour internationale de justice sur les crimes de guerre aux graves questions des portés disparus et du retour des réfugiés, en passant par les différends frontaliers, économiques, douaniers, religieux et diplomatiques.

La viabilité ne peut être que régionale. Tout cela devrait être explicité, dans un  » critère de Thessalonique « , rappelant la décision ancienne d’un conseil européen de juin 2003 sur l’exigence de la coopération régionale comme garantie et vecteur de la stabilisation.

Pour l’Ukraine, la subtile distinction entre  » pays européen  » écrit dans l’accord d’association de 2008 et  » Etat européen  » ayant droit à déposer une candidature se traduit en fait par un déséquilibre considérable des moyens financiers : alors que la Pologne, Etat membre, compte recevoir près de 12 milliards d’euros au titre de la politique de cohésion et de la PAC en 2009, l’Ukraine voisine doit se contenter de 300 millions d’euros versés dans le cadre du partenariat oriental, version renforcée de la politique dite de voisinage.

Cet écart de 40 à 1 explique les pressions ukrainiennes sur Bruxelles. Une formule d’Etat associé mais nettement mieux doté mériterait examen et favoriserait la réforme, sinon la stabilisation politique interne, laissant moins de prise au grand voisin. Car l’avenir de l’Ukraine reste l’enjeu majeur de la sécurité continentale.

Au-delà de la saison culturelle, il reste à bâtir une véritable politique turque qui ne s’enferme pas dans la seule question institutionnelle de l’adhésion. Il est en effet de l’intérêt européen de nouer une alliance géopolitique durable avec cette puissance régionale euro-orientale qui sera, à terme, dedans ou dehors, mais qui sera toujours là. Rien n’indique qu’au bout du parcours les élites turques consentiront au transfert de compétences souveraines qu’implique une adhésion pleine. Mais elles ne renonceront pas à leur stratégie d’européanisation, en dépit de l’Europe.

Dans l’immédiat, la France, référence pour la modernisation de l’Empire (avec la création de lycées sur le modèle français avec l’appui de Victor Duruy, ministre de l’instruction publique en 1867) puis de la République, gagnerait à renouer avec l’esprit de Galatasaray.

Le débat sur les limites se situe moins entre l’Union européenne et la Turquie, en voie d’européanisation et qui sera à long terme intégrable, qu’à l’intérieur même de l’UE, sur la finalité du projet européen, union politique intégrée ou communauté d’Etats nations. Effet miroir. La carte (ci-contre) propose une version pragmatique d’une approche globale et moderne, qui n’est pas sans écho à Bruxelles.

La rénovation des politiques de l’Union en direction du continent et de ses confins sera le premier dossier sur lequel le prochain haut représentant chargé de l’action extérieure devra arrêter une ligne claire : comment agir dans le monde si l’on ignore les contours du lieu d’où l’on parle ?

* Professeur à l’Ecole normale supérieure (Ulm) et directeur de la formation à l’Institut des hautes études de défense nationale.

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