Les nouvelles puissances bousculent la politique internationale 15 mai 2010
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Le Figaro (France), 15 mai 2010, p. 16
Thierry de Montbrial
Pour le directeur général de l’Ifri *, les Bric (Brésil, Russie, Inde et Chine) sont en train de constituer un nouveau mouvement non aligné qui conteste la suprématie occidentale. La mondialisation conduit à d’étranges recompositions qui, à l’avenir, pourraient avoir des effets inattendus dans la gouvernance mondiale. Ainsi n’a-t-on pas pris toute la dimension, dans les pays occidentaux, du phénomène des Bric. Cet agglomérat fort hétérogène comprend l’Inde et la Chine – les deux géants de l’Asie -, la Russie à la recherche d’un nouveau souffle, ainsi que le lointain Brésil, comparable à la Russie par l’étendue spatiale et la population.
Son identité ne reposait à l’origine que sur un jeu de mots. Aujourd’hui, les Bric sont devenus une véritable marque, à laquelle les États composants prêtent la plus grande attention. Cela en raison du développement dans l’ensemble remarquable des pays concernés, ainsi que de l’accroissement considérable du volume des échanges entre chacun d’eux et les trois autres. Les échanges commerciaux s’accompagnent d’un développement significatif, actuel ou potentiel, des investissements directs. Ces échanges ne vont évidemment pas sans tensions, dans la mesure où, par exemple, la Chine cherche surtout à sécuriser son accès aux matières premières et à exporter des produits à forte valeur ajoutée. Tout cela a été largement commenté à l’occasion du dernier sommet des Bric, le 16 avril à Brasilia.
Le phénomène le plus impressionnant, et insuffisamment analysé, réside, malgré leurs divergences ou rivalités internes – comme entre l’Inde et la Chine – dans le sensible rapprochement des Bric sur certaines questions, telles les plus délicates touchant à la grande politique internationale. Naguère encore, le Brésil ne pesait que dans les négociations commerciales multilatérales. Depuis l’arrivée au pouvoir du président Lula, il entend participer activement à la réforme de la gouvernance mondiale.
Lula n’a pas hésité à ouvrir ses bras à Ahmadinejad et il ne manque pas une occasion de manifester sa compréhension pour la politique nucléaire de l’Iran. Or, le Brésil est une démocratie libérale très respectable et respectée, qui de surcroît a depuis longtemps renoncé à l’arme nucléaire. Quand il dit comprendre la position de Téhéran, Lula rejoint ses trois partenaires des Bric. Ces derniers ne souhaitent pas l’entrée de l’Iran dans le club nucléaire, mais ils estiment, comme le charismatique président brésilien, qu’aucune solution n’est possible sans prendre en compte les bombes pakistanaise et israélienne, ce qui équivaut à une mise en cause indirecte de la politique occidentale au Moyen-Orient. À cet égard, il est intéressant de rapprocher les Bric et la Turquie. Cette dernière est l’un des piliers de l’Otan et occupe une position géostratégique capitale. Elle a entrepris une politique de rééquilibrage depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir en améliorant ses relations avec tous ses voisins. Or, l’Otan n’est plus l’organisation du temps de la guerre froide. Elle se concentre de plus en plus sur le Moyen-Orient et l’Asie de l’Ouest. Recep Tayyip Erdogan prend ses distances vis-à-vis d’un Occident qui semble le rejeter et parle de « son ami Ahmadinejad » . En fait, ni le Brésil, ni la Turquie, ni la Russie, ni l’Inde, ni surtout la Chine ne veulent de sanctions mettant en péril le régime de Téhéran ou des mesures risquant d’aboutir à un affrontement militaire. Ces États entendent en réalité renforcer leurs liens avec un pays clef à la fois pour l’équilibre politique du Moyen-Orient et pour l’approvisionnement énergétique de la planète. La Russie et la Chine adoptent une attitude prudente et, malgré la présence russe dans le quartet, prennent acte de l’incapacité américaine à résoudre la question israélo-palestinienne. Elles attendent activement leur heure. L’Inde aussi reste prudente, en raison de ses relations subtiles avec les États-Unis, la Russie ou encore la Chine, et de la complexité de l’enjeu pakistanais. Mais elle se situe discrètement dans le même camp.
À la veille du sommet de Washington sur la sécurité nucléaire, les États-Unis ont défini une nouvelle stratégie selon laquelle ils s’engagent à ne pas utiliser et même à ne pas menacer d’utiliser l’arme nucléaire contre un État ne disposant pas de cette arme, à condition toutefois que cet État soit signataire du traité de non-prolifération et respecte ses obligations.
À l’évidence, les Bric et d’autres grands pays comme la Turquie, susceptibles de les rejoindre, ne se sentiront guère rassurés par une nouvelle formulation dans laquelle les Iraniens – plus que les Coréens du Nord – ont perçu une menace.
S’il est important d’observer attentivement l’évolution politique des Bric, c’est parce que ce groupe peut devenir le ferment d’un nouveau mouvement de non-alignés, certes dans un contexte très différent de la célèbre conférence de Bandung, en 1955. Ce nouveau mouvement n’est pas dirigé contre les Occidentaux, mais il vise indirectement l’Otan ou plus précisément la politique moyen-orientale des États membres de l’Otan, dominée par une Amérique qui ne parvient pas à faire bouger les lignes, malgré les efforts d’Obama. Un tel mouvement pourrait d’autant plus changer la face du monde que les Bric à eux seuls pèsent chaque année davantage dans l’économie mondiale. Il pourrait exercer une attraction de plus en plus forte sur la Turquie et donc induire des changements politiques difficilement prévisibles à l’intérieur même de l’Otan. L’action des Bric suggère qu’à moyen ou long terme les rapports de forces au Moyen-Orient pourraient basculer en faveur d’un club d’États qui ne partage pas la même histoire, ni la même charge émotionnelle que les pays occidentaux vis-à-vis du Proche-Orient. Plus fondamentalement, l’émergence d’un nouveau mouvement non aligné susceptible de contester cette fois sérieusement la suprématie occidentale est désormais imaginable.
* Institut français des relations internationales
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