Une série turque sur Soliman le Magnifique fait scandale

Le Figaro (France), 13 janvier 2011, p. 10

Laure Marchand, Istanbul

Les islamistes protestent avec véhémence contre cette fiction qui dévoile l’intimité du sultan.

Le Siècle magnifique est jugé islamiquement incorrect. Cette nouvelle série télévisée à succès, qui met en scène la vie privée de Soliman le Magnifique, déclenche une vive polémique en Turquie. Les premiers épisodes montrent le sultan en train de boire de l’alcool et de succomber aux charmes de ses concubines. La fiction sur l’intimité de ce souverain, dont le règne au XVI e  siècle a marqué l’apogée de l’Empire ottoman, suscite un tollé dans les cercles musulmans. Les détracteurs dénoncent une image humiliante du sultan, qui, au titre de calife, était également le commandeur des croyants musulmans.

Plus de 75 000 plaintes

La diffusion, la semaine dernière, du premier épisode, a mis dans la rue des groupes islamistes. Dimanche, à Istanbul, des représentants d’une formation islamo-nationaliste ont lu des passages du Coran devant la mosquée de Soliman, en signe de protestation.

Accompagnés de tambours jouant des marches ottomanes, des jeunes militants du Parti de la félicité (un parti islamiste) ont jeté des oeufs sur les locaux de la station télé et ont fustigé les responsables de la chaîne qui « montrent leurs ancêtres comme des gens libidineux dans des harems » .

L’émotion a gagné le gouvernement. Bülent Arinç, vice-premier ministre, et porte-drapeau des conservateurs de l’AKP, s’est montré comminatoire : « Ceux qui tentent d’humilier les figures importantes de notre histoire en les représentant d’une façon infidèle devraient être punis. Le nécessaire sera fait. » Le scénariste, Meral Okay, a défendu sa fiction en rappelant que les sultans ne se reproduisaient pas par « insémination artificielle ». Mais le RTÜK, l’organisme de contrôle de l’audiovisuel, a donné, hier, un avertissement à la chaîne pour « atteinte à la vie privée » de Soliman le Magnifique. ShowTV devra également présenter des excuses publiques. Si les 75 000 téléspectateurs qui s’étaient plaints au RTÜK sont satisfaits de ce rappel à l’ordre moral, la décision provoque un tollé dans les milieux libéraux.

En Turquie, le joug kémaliste qui pesait sur l’histoire a été considérablement allégé ces dernières années. Les falsifications historiques sur Atatürk, le fondateur de la République, et les tabous du XX e  siècle ont été dévoilés. Le processus a été facilité par la présence au pouvoir depuis 2002 de l’AKP (Parti de la justice et du développement), aux racines islamistes.

Mais, en pleine vague de nostalgie pour un « âge d’or » ottoman, l’émoi qui entoure Le Siècle magnifique fait craindre l’apparition d’une réécriture biaisée de l’histoire, concernant cette fois-ci la période de l’Empire ottoman. Ahmet Kuyas, historien, voit dans la controverse sur la série télé une manifestation « des nouvelles tendances politiques et culturelles de construire une histoire mythique et la même intolérance que dans l’affaire des caricatures de Mahomet » .

« Une grande ignorance »

Historiquement, il est avéré que Soliman le Magnifique était un amateur de vin. Si certains sultans avaient banni l’alcool, nombreux étaient ceux qui ne le considéraient pas comme impur. Le vin coulait souvent généreusement au palais de Topkapi, la résidence impériale. « Il y a une grande ignorance des Turcs sur cette réalité, et les universités du pays sont remplies d’historiens conservateurs qui savent, mais se taisent », critique ce professeur à l’université de Galatasaray, à Istanbul.

Mais la sensibilité turque ne concerne pas que les moeurs ottomanes. Cet automne, l’éditeur turc de la nouvelle érotique d’Apollinaire Les Exploits d’un jeune don juan a été jugé pour « publication obscène et immorale ». Il a été acquitté. Et cette semaine, une autre affaire fait concurrence à celle du Siècle magnifique  : il s’agit de trois enseignants renvoyés de l’université de Bilgi, à Istanbul, pour avoir autorisé un étudiant à filmer deux personnes ayant un rapport sexuel, pour illustrer sa thèse intitulée « Un projet porno ».