Il était une fois en Anatolie Nuri Bilge Ceylan 5 novembre 2011
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Télérama (France) no. 3225, Samedi 5 novembre 2011, p. 54
Pierre Murat
A travers steppes, un convoi policier erre en quête d’un cadavre. Tchekhov ne renierait pas cette époustouflante épopée… dans les méandres de l’âme.
« Alors, c’est là ? » Le flic s’énerve, cela fait des heures qu’il tourne en voiture, avec ses hommes, plus un procureur et un toubib, à la recherche d’un cadavre enterré. Et le coupable, menotté, là, avec eux, ne sait pas, ne sait plus. Faut dire qu’il fait nuit et froid et que tout se ressemble sur ces foutues routes étroites et sinueuses, bordées de champs invisibles, presque menaçants. « Alors, c’est là ? » … Non, l’assassin s’en souvient, maintenant : il y avait un arbre en boule, pas très loin d’une fontaine.
Le convoi repart : deux voitures et un fourgon, tous phares allumés, ressemblant dans l’obscurité qui les cerne à des insectes ivres. A bord de la première, il y a le flic râleur et épuisé; son souffre-douleur, l’assassin, et le médecin chargé d’autopsier le corps quand on l’aura retrouvé. Si jamais on le retrouve… Dans cette voiture, ça parle. De tout et de rien, comme pour conjurer le silence : l’un prétend avoir déniché du yaourt de buffle, pas loin du commissariat de la ville. Du yaourt de buffle, du vrai qui sent si fort, mais qui est si bon ? Pas possible…
Ça rigole aussi lorsque, de la voiture qui suit, le procureur descend pour la cinquième fois pisser : des problèmes de prostate, peut-être… Ça pouffe. Un peu. Pas longtemps. Bientôt, le convoi s’arrête encore. « Alors, c’est là ? » , éructe le flic. Ça pourrait. Sauf qu’il n’y a toujours pas d’arbre en boule…
Du Beckett ? On n’en est pas loin, par moments, quand, le corps tant recherché enfin déniché, s’instaure un absurde léger : une housse mortuaire oubliée, une ambulance absente, un cadavre trop massif pour le coffre des voitures et, plus que tout, le soudain fou rire du procureur, tout fier d’une moustache qui accentuerait sa (relative) ressemblance avec Clark Gable.
Mais de ce film contemplatif et doux, tout empreint d’un amour infini pour l’âme humaine, c’est le nom de Tchekhov qui affleure. Ce n’est évidemment pas un hasard si le cinéaste a fait de son porte-parole un médecin. Vers la fin du film, alors qu’il lui reste encore un secret à découvrir, qu’il taira par humanisme, il fixe la caméra comme s’il regardait un miroir. Et ce miroir, c’est nous. Nous qu’il contemple exactement comme nous l’avons contemplé jusqu’alors : comme un voyeur confronté à l’être humain.
Car, pour Nuri Bilge Ceylan, il s’agit toujours d’être au plus près. Du rat des villes et de son cousin des champs d’Uzak, son premier succès international. Ou du couple qui se défait dans Les Climats, qu’il tourne en vidéo haute définition pour saisir en très gros plan, telle une déflagration, une goutte d’eau dévalant l’épaule de l’héroïne ou une larme coulant sur sa joue. A chaque fois, il rend ses personnages minuscules, surtout face à la nature qui les cerne, mais pour en faire ressortir, insensiblement, la grandeur. Qu’elle surprenne en une fraction de seconde une lueur ou un frisson, qu’elle s’attarde, au contraire, en longs plans silencieux et faussement impassibles, la caméra n’est pour lui qu’un moyen de faire deviner l’âme sous le corps, jusqu’à ses blessures et flétrissures.
Toute la première partie d’Il était une fois en Anatolie ressemble à un gigantesque décor de théâtre à ciel ouvert, un inconscient sombre dont les phares de voiture éclaireraient des fragments. Des fragments d’espace, d’abord. Mais, exactement comme l’éclair d’un orage illumine, soudain, sur un rocher, une sculpture invisible, ces phares dévoilent, peu à peu, le secret des personnages : le flic râleur qui ne peut s’avouer le handicap de son fils, alors que le procureur, lui, ressasse une étrange histoire que le médecin va (mais a-t-il raison ?) mettre à mal : une amie morte à la date même qu’elle avait prédite…
Pile au milieu du film, une scène magique, à la lisière du fantastique, éclaire les intentions du cinéaste : épuisé par des heures d’errance, le groupe a trouvé refuge chez le maire d’un village. Une panne d’électricité plonge l’assemblée dans le noir. Une adolescente apparaît alors, la fille cadette du maire, avec des bougies et des boissons. Et soudain, le temps semble s’arrêter, se distendre. Soudain, quelque chose de surhumain semble planer sur ces hommes. Ce n’est pas seulement la beauté qui passe, là, sous leurs yeux, mais la grâce, celle qui circule entre les êtres à leur insu. Ils contemplent tous cette jeune fille, stupéfaits – sidérés, même, tant il est vrai que la grâce peut pétrifier. Ce bref instant de plénitude est si fort que le silence se fait et que le meurtrier éclate brutalement en pleurs : dans un sketch du Plaisir, jadis, Max Ophuls avait filmé, lui aussi, dans une église, les larmes de déclassées – en l’occurrence des prostituées – devant la découverte en elles d’une pureté qu’elles ne soupçonnaient pas.
Il était une fois en Anatolie (le titre évoque une épopée, et c’en est une, en fait, si ce n’est qu’elle est mentale) est un film sur la progression et la métamorphose : l’assassin, qui passait pour un monstre, se mue en être humain. Et devant cette amie, dont la mort s’avère plus complexe qu’il n’avait voulu le croire, le procureur se découvre aussi peu innocent que le coupable qu’il va juger…
On s’était dit, un jour, que Tchekhov, s’il avait tenu une caméra, aurait sûrement signé un chef-d’oeuvre comme Une autre femme, de Woody Allen. Voici son deuxième film.
Bir Zamanlar Anadolu’da, Turquie (2h37) | Scénario : N. B. Ceylan, Ercan Kesal, Ebru Ceylan | Avec Muhammet Uzuner, Taner Birsel, Yilmaz Erdogan.
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