jump to navigation

Nuri Bilge Ceylan : “J’essaie de raconter l’homme dans toutes ses zones d’ombre” 5 novembre 2011

Posted by Acturca in Art-Culture, Turkey / Turquie.
Tags: , , , ,
trackback

Télérama (France) no. 3225, Samedi 5 novembre 2011, p. 14

Propos recueillis par Laurent Rigoulet

Grand Prix du jury à Cannes pour « Il était une fois en Anatolie », le cinéaste turc dit se sentir « un peu étranger partout ». D’où ce besoin, peut-être, de capter la façon dont les êtres se lient.

Au printemps dernier, Nuri Bilge Ceylan, Grand Prix du jury présidé par Robert De Niro, est reparti du Festival de Cannes avec les honneurs. C’est presque une habitude. En 2003, Uzak avait déjà décroché le Grand Prix ainsi que le prix d’interprétation pour ses deux acteurs principaux. En 2006, Les Climats était couronné par la critique internationale. En 2008, LesTrois Singes offrait au cinéaste d’Istanbul le prix de la mise en scène. Trente ans après la Palme d’or de Yilmaz Güney pour Yol, le cinéma turc tient son nouveau héros, mais n’a guère l’occasion de le fêter. A Istanbul, Nuri Bilge Ceylan, réalisateur très indépendant, se tient à l’écart de la vie publique et cultive la plus grande discrétion. Pour la sortie au pays d’Il était une fois en Anatolie, il n’a accordé aucun entretien. Ce n’est pas son sport favori : il a une réputation de taciturne. Mais, un après-midi d’automne particulièrement ensoleillé, dans un appartement du Nord parisien, il se laisse questionner longuement. Presque enjoué.

Qu’est-ce que l’Anatolie pour vous, une terre de mythologie ou le pays de vos souvenirs ?

Un peu des deux. J’y ai passé mon enfance et j’y suis retourné souvent, en particulier quand j’étais photographe et que je trouvais une grande partie de mon inspiration dans la variété des paysages turcs. L’Anatolie est un endroit unique au monde. Si on parle de berceau des civilisations en l’évoquant, c’est vraiment au pluriel. Pour son incroyable diversité, son hétérogénéité, la multitude de peuples et de cultures qui s’y ont croisés et qui se sont assemblés pour former une mosaïque sans pareille. Le sentiment d’une histoire bigarrée surgit même quand on ne l’attend pas et je m’en sers un peu dans le film.

En Turquie, il y a des ruines partout, des restes de civilisations enfouies que rien ne protège, des vestiges à l’abandon, au coin d’une rue ou au milieu d’une prairie, qui ressortent brusquement, se mêlent à la vie et nous ramènent à un autre temps. C’est pour ça que chez nous les chasseurs de trésors sont légion.Mais le titre n’est pas une allusion à la mythologie du pays. Plutôt un clin d’oeil à Sergio Leone, un réalisateur que j’aime énormément et dont j’admire les talents de conteur. Il était une fois dans l’Ouest, Il était une fois en Amérique… Ce titre a voyagé… D’autres réalisateurs l’ont adopté, en Chine par exemple [Il était une fois en Chine de Tsui Hark NDLR]. J’ai voulu l’adapter à mon tour, me situer dans cette tradition épique, tout en gardant ma manière très personnelle de raconter une histoire.

Vos films précédents étaient plutôt ancrés à Istanbul. Pourquoi ce retour en Anatolie ?

Lors d’un dîner, un ami, qui participe à l’écriture de mes scénarios, s’est mis à raconter une histoire qui lui était arrivée alors qu’il faisait son service militaire comme médecin en Anatolie. Il avait passé une nuit entière à chercher un cadavre. Pendant cette longue quête, il s’est trouvé si proche de l’assassin qu’il s’est presque pris d’amitié pour lui. Au petit matin, confronté à la réalité du meurtre, il en voulait à cet homme et s’en voulait un peu, aussi. Je me suis fait raconter plusieurs fois l’histoire dans ses moindres détails et j’y ai vu la matière d’un film, la possibilité d’explorer l’âme humaine d’une manière peu commune.

C’est la source de mon travail, j’essaie de raconter l’homme en profondeur et je dépense toute mon énergie pour ça, pour l’approcher dans les moindres détails et dans toutes ses zones d’ombre. Il y avait aussi une dimension cinématographique très excitante dans cette histoire : l’ambiance nocturne. Les premières images qui me sont venues à l’esprit sont celles de voitures qu’on voyait au loin, comme des fourmis, tourner dans les ténèbres sans qu’elles sachent où aller. J’ai beaucoup voyagé pour trouver le paysage qui conviendrait, j’ai pensé aux rochers de Cappadoce, mais la steppe d’Anatolie semblait parfaitement dessinée pour cette errance, monotone et répétitive, étendue à l’infini, sans coupure. Un endroit où se perdre.

Après l’éclatante clarté des Climats et les couleurs des Trois singes retouchées à l’ordinateur, une bonne partie de votre film est plongée dans l’obscurité. Vous aimez vous lancer des défis ?

Oui. Je réalise souvent un nouveau film en réaction au précédent. Je veux voir ce que je suis capable de faire. Cette fois, le risque était particulièrement important. Le budget est plus élevé que celui de tous mes autres films réunis. Les personnages sont nombreux, il y a beaucoup de dialogues et ces longues scènes de nuit dans la campagne ne rassuraient pas les investisseurs, c’est le moins qu’on puisse dire. On en a sans doute moins le sentiment avec les sous-titres qui éclairent un peu l’écran, mais je voulais rester le plus longtemps possible dans le noir, transmettre au public un sentiment proche de celui des personnages, l’impression que cette quête est sans fin. Qu’on n’en sortira jamais.

C’était un défi de mise en scène au-delà de ce que j’imaginais. Pas seulement à cause de l’obscurité totale, mais du froid glacial qui s’étend sur la steppe à cette époque de l’année. Ces conditions extrêmes nous mettaient dans un curieux état de tension et donnaient une atmosphère particulière au tournage. Jusque dans les scènes où les personnages trouvent enfin un refuge dans la nuit et se font servir du thé : toute l’équipe qui découvrait, après des semaines à geler, un foyer de chaleur, a travaillé dans un étrange état d’engourdissement, proche de la léthargie. Moi, je ne dormais jamais, ce qui est plutôt contre ma nature. J’étais dans un état d’anxiété permanent. Dans les ténèbres, je me demandais sans cesse ce que serait le film. Et même s’il y en aurait un ! J’avais peu de repères. Les films de nuit auxquels j’aurais pu me référer sont tournés en ville où il y a plein de sources de lumière indirectes pour éclairer les plans. Nous n’avions, nous, que notre imagination et les phares des voitures. Et la lune que nous avions juchée au sommet d’une grue.

Ces ténèbres qui stimulent l’imagination ont joué un rôle important dans votre enfance…

Quand j’étais enfant, dans une petite ville d’Anatolie, dans les années 1960, il n’y avait qu’un générateur pour alimenter toute la ville et, passé une certaine heure, on le coupait. Nous passions de longues heures dans le noir et dans les villages alentour, où vivait une partie de ma famille et où j’étais souvent en visite, il n’y avait tout simplement pas de courant. Juste l’essence des lampes à pétrole qu’il fallait économiser parce que nous étions très pauvres. Ecrire ou lire était un luxe. La télévision n’existait pas. La seule lumière était celle de l’âtre où l’on se rassemblait pour écouter les histoires des aînés. Les récits étaient toujours les mêmes, mais j’y trouvais une certaine volupté. On se sentait bien dans la pénombre, on s’y épanouissait, elle inspirait tous nos jeux. Nous traînions souvent dans le cimetière où nous pensions apercevoir de furtives lueurs et où nous inventions des fantômes et des légendes auxquels nous aimions croire. Il me semble que le monde était un endroit plus mystérieux alors. Je me souviens précisément du moment où la télévision est arrivée dans ces campagnes, les choses ont changé : les gens sont restés chez eux, la lumière est entrée partout, il n’y avait plus guère de recoins pour l’imagination ou les échappées métaphysiques.

Etes-vous encore très attaché à ce passé ou êtes-vous devenu un cinéaste de la Turquie moderne ?

Mes films ont toujours voyagé entre ces deux pôles. Je raconte une de mes moitiés, et puis l’autre. Comme de très nombreux Turcs, j’ai du mal à trouver ma place. J’ai l’impression de vivre dans un entre-deux, avec un sentiment d’étrangeté que les années ne dissipent pas. A Istanbul, j’ai une vie beaucoup plus solitaire et égoïste, pas seulement à cause de l’ambiance de la ville, mais du métier de cinéaste. Je garde, aussi, un côté très provincial et j’ai toujours un sentiment de culpabilité envers les campagnes d’où je viens, pour tout ce qu’elles m’ont offert. Le monde où j’ai grandi est encore en moi. Quand vous êtes enfant, vous n’avez pas de défense, pas de filtre, le monde alentour vous envahit et ces impressions ne perdent pas leur fraîcheur originelle. Les émois que j’ai connus là, je ne les ai jamais retrouvés ailleurs.

En même temps, je me suis toujours senti différent. Comme mon père. Qui ne se comportait pas comme les gens d’Anatolie. Il allait aux champs à vélo à l’époque où tout le monde se déplaçait en voiture. Il ne croyait pas en Dieu, ne buvait pas, ne fumait pas et lisait beaucoup. Il a poursuivi toute sa vie une passion pour Alexandre le Grand, qu’il n’a jamais partagée avec personne. Je me suis toujours senti comme lui, un peu étranger partout où je vivais. C’est sans doute plus facile en ville où l’on se sent moins regardé. C’est un douloureux sentiment de culpabilité dont on ne pense qu’à se débarrasser, et l’art, quand on s’y consacre avec acharnement, est d’un grand réconfort. Il fait découvrir une autre communauté, tisse d’autres liens. Le cinéma m’a permis de jeter ma bouteille à la mer.

L’écrivain Orhan Pamuk parle lui aussi de ce sentiment de culpabilité et il parle d’une tristesse particulière, le hüzün, qu’engendre « cette situation d’écartèlement entre deux mondes » . A l’exemple du médecin de votre nouveau film, vos personnages n’en sont jamais à l’abri.

Oui, le hüzün, c’est notre saudade, notre spleen. D’ailleurs le film qui m’a fait connaître en France a été bizarrement traduit Nuages de mai, alors que le titre original était Spleen de mai, comme chez Baudelaire. C’est un sentiment romantique, une mélancolie que je retrouve chez Tchekhov, dont les livres m’ont guidé de tout temps. Il y a une forme de masochisme dans cette tristesse parce que nous, Turcs qui nous sentons déplacés, aimons la ressentir : c’est une énergie positive dans nos vies, une poésie qui peut nous prendre à tout moment, quand les vents s’alanguissent ou que la mer est grise. C’est une forme précieuse de mélancolie qui donne un sens à nos vies.

En quoi Il était une fois en Anatolie tient-il la chronique de la société turque ?

Je n’écris pas avec cette question à l’esprit. J’ai du mal à considérer mon cinéma comme donnant le reflet d’une société particulière. Les histoires que je traite sont universelles. Je ne suis pas préoccupé par les nationalités et le sentiment d’appartenance, je m’intéresse plutôt à ce qui s’y dérobe, au monde intérieur des individus, à leur âme, à la manière dont ils se lient où s’opposent, dont ils forment une communauté.

Mais il y a beaucoup de mon enfance dans ce film. Mon père était fonctionnaire comme les personnages principaux. Il travaillait dans un bâtiment où se trouvaient tous les bureaucrates de la ville. Leur monde entier tenait là, loin des grandes villes. Ils passaient leur temps à se calomnier, à se rabaisser les uns les autres. Je me souviens notamment d’une fois où il m’avait coupé les cheveux lui-même parce que nous n’avions pas d’argent et du mépris que cela avait suscité chez les autres hommes. La mesquinerie, l’humiliation, le rapport de classes… On retrouve tout ça dans les dialogues du film, même si je crains que certaines nuances, vraiment turques, ne passent pas le cap de la traduction.

Comment vos films sont-ils vus en Turquie ?

Les louanges et les critiques sont les mêmes qu’ailleurs. A cette nuance près : on me reproche de ne pas m’engager. De ne pas avoir un point de vue plus politique. Je n’interviens pas du tout, c’est vrai, dans la vie publique du pays. J’ai abandonné la politique il y a longtemps. Au tournant des années 1980, j’étais gauchiste comme tout le monde. J’ai milité et manifesté au moment du coup d’Etat de 1980, qui a instauré pendant trois ans un régime militaire. J’étais étudiant et notre milieu était très fortement politisé, divisé en fractions, notamment maoïstes ou trotskystes. Il y avait des bagarres tous les jours et il a fini par m’apparaître que je n’étais pas de ce monde. D’une certaine façon, Dostoïevski, qui me guide encore aujourd’hui, m’a ouvert les yeux. J’ai fait la découverte des Possédés, qui critique de manière ironique le fonctionnement de ces bandes révolutionnaires. J’ai cessé de lire les penseurs politiques pour me tourner vers le roman et la philosophie.

L’actualité ne m’intéresse guère. Ce qui est important aujourd’hui ne le sera pas forcément dans dix ans. Les grands mélancoliques comme moi donnent peu d’importance aux faits de l’époque, les questions qui m’occupent sont celles qui nous ont travaillé de toute éternité et les cinéastes dont je me sens proche, comme Bergman, Bresson ou Tarkovski, n’ont, pour moi, pas de nationalité, leur cinéma est purement métaphysique. J’ai eu envie de devenir cinéaste quand j’ai vu Le Silence, de Bergman, à l’adolescence, quand j’ai soudain compris qu’un film pouvait nous atteindre d’une manière très singulière. Je l’ai vu au bon moment, à une époque où j’étais perturbé et sans réponse face à l’avenir. Et je l’ai aimé passionnément pour sa façon de raconter des choses dont on a du mal à parler dans la vie et de mettre au centre des questions existentielles qui d’ordinaire ne sont traitées, au mieux, qu’à l’arrière-plan.

Y a-t-il un « modèle turc » comme on le dit de plus en plus ?

Vous voyez bien que c’est une question à laquelle je ne peux pas répondre ! La Turquie, ces dernières années, est devenue extrêmement dynamique. Quand j’arrive à Istanbul, je suis toujours frappé par sa vitalité, surtout quand je reviens d’Europe, dont certaines villes me semblent comme mortes. La Turquie est un pays où j’aime vivre, un endroit ouvert, riche en possibilités. Toujours en mouvement, jamais stable, jamais posé. Je n’aime pas les endroits où l’on s’installe…

Commentaires»

No comments yet — be the first.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :