Le rêve français d’une sénatrice

L’Express (France) no. 3149, mercredi 9 novembre 2011, p. 66

Elise Karlin

Née en Turquie, passée par Israël, Esther Benbassa découvre le palais du Luxembourg. Et la politique, que cette intellectuelle est la première surprise de vivre de l’intérieur.

Elle voulait voir le Mont-Saint-Michel. Pour cette abbatiale romane, l’un des symboles spirituels du christianisme de l’Occident médiéval où, pendant près de mille ans, des générations de pèlerins, rappelle l’office du tourisme, sont venues chercher « auprès de l’archange du Jugement, peseur des âmes, l’assurance de l’éternité », Esther Benbassa, juive séfarade, a quitté Israël, à l’aube d’une vie meilleure. Elle venait à peine de terminer son service militaire…

Un accent qu’elle n’a jamais voulu perdre

Mais c’est en Turquie qu’elle est née, issue de la diaspora juive espagnole qui choisit un jour Istanbul pour échapper à l’Inquisition. A 15 ans, en 1965, elle rejoint la terre promise, qu’elle quitte en 1972 : « Je voulais vivre le rêve français », dit aujourd’hui cette sénatrice du Val-de-Marne, élue le 25 septembre sur une liste Europe Ecologie-les Verts.

A cette francophile par éducation, la culture française est familière depuis l’enfance : « Lorsque je suis arrivée ici, je pouvais réciter des vers de Victor Hugo. Mais j’étais incapable de demander une aiguille dans une mercerie », se souvient Esther Benbassa, ancienne professeure de français, malgré un accent qu’elle n’a jamais voulu perdre. Ces mots qui s’accrochent, qui râpent, qui tapent, c’est son identité. Encore maintenant, à 61 ans, elle est obligée de se battre pour la défendre : « Même chez les Verts, il a fallu que je râle pour qu’on arrête de m’appeler Rika Zaraï ! »

Avec ses cheveux presque rouges, qu’elle porte décoiffés, ses talons hauts qui compensent sa petite taille et un maquillage volontairement appuyé, Esther Benbassa ne passe pas inaperçue à la buvette du Sénat, au milieu des visages compassés et des costumes sombres – « Reste toi-même », lui a toujours conseillé son ami Pierre Joxe. Elle parle de son engagement politique récent, une autre manière de poursuivre le combat d’une vie contre les discriminations. Vice-présidente de la commission des Lois, elle veut porter la proposition de loi sur le droit de vote des étrangers aux élections locales ; elle a aussi déposé une proposition de loi sur la reconnaissance du drame du 17 octobre 1961, pour sortir de l’oubli ces centaines d’Algériens tués par la police française, alors qu’ils manifestaient contre le couvre-feu discriminatoire instauré par le préfet de police Maurice Papon.

Pour un rapprochement israélo-palestinien

Pour la première fois, le 25 octobre, elle a pris la parole dans l’Hémicycle, pour s’opposer à la loi Ciotti qui proposait un service citoyen pour les mineurs délinquants. Un peu émue, malgré l’habitude de s’exprimer en public…

Lorsqu’elle n’est pas au palais du Luxembourg, cette enseignante qui occupe la chaire d’histoire du judaïsme moderne à l’Ecole pratique des hautes études continue de travailler pour ses étudiants. D’ailleurs, elle devrait être à l’université Stanford, en Californie, où elle donne régulièrement des cours, mais la campagne sénatoriale l’a retenue à Paris. Elle a publié de nombreux ouvrages et milite avec son compagnon, Jean-Christophe Attias, spécialiste, lui aussi, de l’histoire juive, pour un rapprochement israélo-palestinien, ce qui vaut à cette intellectuelle d’être très décriée au sein de sa communauté. Pas de quoi la faire taire, elle qui parle turc, espagnol, hébreu, italien, ou encore anglais.

Quarante ans plus tard, qu’est-il devenu, ce rêve français qui lui a fait traverser la Méditerranée ? « C’est un rêve déçu. On ne devient jamais français : même lorsque vous avez des papiers, ici, vous restez toujours un étranger. » Existe-t-il pourtant plus français qu’un membre de la Chambre haute du Parlement ?

Mandat. Esther Benbassaa été élue dans le Val-de-Marne le 25 septembre