Le pouvoir turc accentue ses pressions contre la presse d’opposition 24 novembre 2011
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Le Monde (France) jeudi 24 novembre 2011, p. 6
Guillaume Perrier, Istanbul Correspondance
Soixante-dix journalistes sont détenus dans le cadre de différentes affaires criminelles
Après huit mois de détention provisoire, les journalistes turcs Nedim Sener et Ahmet Sik ont été présentés pour la première fois aux juges, mardi matin 22 novembre, à Istanbul, sous l’oeil attentif de nombreux observateurs internationaux. Leur procès est un test pour la fragile démocratie turque. Ces deux journalistes d’investigation sont soupçonnés, avec onze autres personnes, dont Soner Yalçin, le directeur du site Internet Oda TV, d’avoir formé une organisation criminelle secrète, un relais de soutien au réseau Ergenekon, nébuleuse militaro-nationaliste présumée, et d’avoir ainsi participé à des tentatives de complots contre le gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan.
Nedim Sener et Ahmet Sik avaient été arrêtés en mars, alors que le second s’apprêtait à publier un livre sur les liens entre la police et la confrérie islamique modérée de Fethullah Gülen, un puissant lobby progouvernemental. A l’extérieur de l’imposant palais de justice, inauguré cette année, journalistes et représentants d’organisations des droits de l’homme espéraient une libération dès l’ouverture du procès.
« Contrairement à ce qui a toujours été affirmé par les autorités, c’est bien sur l’activité professionnelle des prévenus que se fonde le dossier d’inculpation (…) . La justice portera une lourde responsabilité pour l’avenir démocratique du pays si elle ne remet pas immédiatement les prévenus en liberté », estimait Johann Bihr, envoyé par l’organisation Reporters sans frontières (RSF). Mais les juges ont décidé de maintenir les accusés en détention jusqu’à la prochaine audience, le 26 décembre.
A l’occasion de ce procès emblématique, RSF dresse un sombre portrait de l’état de la presse en Turquie. L’éditeur indépendant Ragip Zarakolu a été incarcéré début octobre. Et environ 70 journalistes sont actuellement détenus dans le cadre de différentes affaires criminelles, un record selon l’Institut international de la presse (IPI), basé à Vienne. Une bonne partie travaillait pour des médias kurdes et se voit accusée de liens avec la rébellion séparatiste du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Vedat Kursun, rédacteur en chef du quotidien Azadiye Welat, a ainsi été condamné à 166 ans de prison. Et les bureaux du journal Özgür Gündem ont de nouveau été perquisitionnés mardi matin.
Selon le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) devrait examiner un millier de dossiers d’atteintes à la liberté d’expression en Turquie. Les restrictions qui pèsent sur la presse ont « un effet glaçant sur le journalisme et les journalistes en Turquie », a déclaré le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjorn Jagland, début novembre, à Ankara. Les journalistes témoignent, anonymement, de l’autocensure qui règne dans les rédactions. Certains sujets, comme la corruption, sont évités.
La pression du pouvoir politique sur le « quatrième pouvoir » se resserre, selon Ertugrul Mavioglu, ancien éditeur au journal Radikal, pour qui « les patrons de presse ont été muselés avec des amendes fiscales et certains journalistes qui ont publié des informations qui ne plaisaient pas ont été licenciés ». La chaîne d’information NTV a vu de nombreux journalistes politiques congédiés ou mis au placard. Des éditorialistes critiques du gouvernement ont été remerciés. « Pour l’instant, j’écris toujours, mais jusqu’à quand ? », lâche un éditorialiste du quotidien Milliyet. Le puissant groupe de presse Dogan, propriétaire de plusieurs journaux à grand tirage et de chaînes de télévision et qui osa ferrailler avec le gouvernement, a rendu les armes après avoir reçu une lourde amende fiscale et a finalement cédé plusieurs de ses titres.
A l’inverse, le Parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir) peut compter sur un certain nombre de patrons de presse bienveillants. Le groupe Zaman, vitrine de la confrérie de Fethullah Gülen, ne s’est pas montré trop critique face aux détentions de journalistes. Le quotidien Sabah a été racheté par le groupe Calik, codirigé par le gendre du premier ministre. Quant au journal Star, deux de ses éditorialistes ont été élus députés de l’AKP en juin.
Le gouvernement contrôle également l’agence de presse nationale Anatolie et la télévision d’Etat TRT, placés sous l’autorité directe de Bülent Arinç, le vice-premier ministre. M. Erdogan a convoqué, fin octobre, les rédacteurs en chef des différents médias turcs pour une leçon sur la manière de traiter les sujets liés à « la terreur », autrement dit au PKK. Ainsi, ceux qui interviewent le chef des rebelles dans les montagnes de Qandil sont coupables, à ses yeux, de complicité. Quelques jours plus tard, cinq agences de presse, dont Anatolie, ont annoncé la signature d’une charte « pour se conformer aux interdictions des autorités ». « L’ordre public sera pris en compte (…). Aucune publication n’inclura de propagande d’une organisation illégale », stipule notamment le document.
Mardi, le jour où s’ouvrait le procès des deux journalistes, la Turquie inaugurait un nouveau système de filtrage d’Internet. Les utilisateurs pourront désormais choisir volontairement d’utiliser un filtre « famille » ou « enfant ». De plus, le conseil des télécommunications a toute autorité pour approuver ou non les sites. « Le conseil essaye de créer un type unique de famille et de valeurs morales imposées par les autorités », estime Yaman Akdeniz, professeur de droit à l’université Bilgi. Déjà, plus de 6 000 sites sont interdits d’accès en Turquie.
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