Afghanistan : la guerre civile est déclarée 14 décembre 2011
Posted by Acturca in Central Asia / Asie Centrale, Middle East / Moyen Orient, Religion.Tags: Afghanistan, Arabie Saoudite, Conflits, Gilles Dorronsoro, Inde, Iran, Pakistan
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Libération (France) mercredi 14 décembre 2011, p. 18
Gilles Dorronsoro *
L’échec de la conférence de Bonn du 4 décembre d’une part, et deux attaques coordonnées contre la minorité chiite d’autre part, signalent la plongée – probablement inévitable – de l’Afghanistan dans une nouvelle phase de la guerre civile, plus violente et plus radicale.
Sur le premier point, après des mois de contacts plus ou moins secrets et de processus régionaux (conférence d’Istanbul), l’impasse diplomatique est maintenant à peu près totale. Les Etats-Unis affirment qu’il n’y a pas de solution militaire, ce qu’on veut bien croire, mais n’engagent pas pour autant de négociations avec les talibans. Ces derniers étant absents à Bonn, de même que leurs protecteurs pakistanais, cette conférence était inutile. En réalité, l’administration Obama, en pleine campagne présidentielle, ne prendra probablement pas d’initiative majeure de peur d’être accusée de faiblesse par les républicains. De plus, les talibans, conscients d’être en position de force, ont probablement intérêt à attendre le retrait de la coalition qui se terminera en 2014.
La politique américaine se limite désormais à soutenir le régime Karzaï pour s’assurer d’un intervalle décent entre le retrait de l’US army et l’arrivée au pouvoir des talibans, ce qui rappelle immanquablement le Vietnam. Sur un plan tactique, les forces américaines ont abandonné la stratégie de contre-insurrection et multiplient les éliminations ciblées de talibans dans des raids de nuit, ce qui est efficace à court terme, mais détruit la légitimité de la présence occidentale et du président Karzaï. Après 2014, le régime afghan aurait un espace limité à quelques grandes villes et à des bastions ethniques (Panshir, Hazarajat). De plus, le financement américain, autour de 10 milliards de dollars annuels, représenterait moins de 10 % du coût actuel de la guerre.
Ce scénario, qui réunit maintenant un consensus à Washington, présente deux failles majeures. D’abord, la frontière afghano-pakistanaise et les régions rurales sont laissées aux talibans et aux groupes jihadistes de tous horizons (Al-Qaeda ou Lashkar-e Toiba notamment). Après dix ans de présence occidentale, l’Afghanistan redevient un sanctuaire pour des groupes qui affichent leur intention d’attaquer les pays occidentaux, mais aussi l’Inde et le Pakistan. Or, contrairement à ce qui se dit parfois, les raids de nuit et les drones ne peuvent pas permettre de contrôler des provinces entières, alors que la qualité du renseignement humain se dégrade déjà et que le Pakistan pourrait se révéler encore moins coopératif à l’avenir. Il est, de plus, peu probable qu’une armée afghane incapable d’opérer seule puisse sécuriser les grands axes de communication, ce qui fait craindre un étouffement progressif des villes afghanes par l’insurrection. Enfin, le régime afghan est incapable de se réformer – ce qui est maintenant admis par les Etats-Unis – et ne représente plus qu’une coalition de réseaux économiques sans projet politique ni base sociale. Malheureusement, il n’y a pas d’alternative crédible et l’élection présidentielle, prévue en 2014, ne pourra de toute façon pas avoir lieu en raison de l’insécurité généralisée. Concernant les attaques antichiites, la radicalisation est l’effet d’une régionalisation de la crise afghane, la coalition perdant rapidement le contrôle du jeu politique.
Le risque évident est de voir les populations localement minoritaires ciblées par les attentats, voire à plus long terme un nettoyage ethnique.
D’une part, l’Afghanistan devient rapidement un champ de bataille entre le Pakistan et l’Inde. Cette dernière a une politique déterminée de soutien aux groupes antitalibans qui vise à sanctuariser le nord de l’Afghanistan au prix d’une guerre civile de long terme. Cette politique offensive, qui a le soutien des conservateurs américains, vise à déplacer le point de tension du Cachemire à l’Afghanistan. A terme, la stratégie indienne est de créer une crise interne majeure au Pakistan en jouant sur la dégradation de la sécurité à la frontière afghano-pakistanaise et l’action des groupes jihadistes pakistanais qui opèrent de plus en plus à partir de l’Afghanistan. Cette stratégie a pour première conséquence de renforcer la détermination du Pakistan d’installer un gouvernement taliban à Kaboul. Tout est en place pour une escalade rapide à mesure que les forces de la coalition se retireront.
D’autre part, la compétition entre l’Iran et l’Arabie saoudite se conjugue à la stratégie des groupes antichiites pakistanais pour exacerber les tensions communautaires en Afghanistan. Les deux attentats au moment de l’Achoura sont probablement le fait d’un groupe pakistanais; le démenti des talibans est (dans ce cas) crédible, mais indique aussi qu’ils ne contrôlent pas ces groupes. Le risque évident est de voir les populations localement minoritaires ciblées par les attentats, voire à plus long terme un nettoyage ethnique. Les pays occidentaux, qui sont en partie responsables de cette situation, n’auront de toute façon plus les moyens de peser sur une crise afghane dont les enjeux sont maintenant d’abord régionaux.
* Professeur de science politique à Paris I Panthéon Sorbonne
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