Ambiance de fin de règne à Ankara 15 mars 2012
Posted by Acturca in Turkey / Turquie.Tags: Abdullah Gül, Ahmet Davutoglu, AKP, Cemil Ciçek, diplomatie, Mehmet Altan, politique, Recep Tayyip Erdogan, Turkey / Turquie
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Le Point (France) no. 2061, jeudi 15 mars 2012, p. 66,67,68
De notre correspondant Guillaume Perrier
Le Premier ministre Erdogan est malade. Beaucoup convoitent sa succession, dont l’actuel président.
Devant les cadres de son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement), le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan a balayé les « rumeurs » qui le disent affecté d’un cancer du côlon et stigmatisé l’« impudence » de ceux qui « déterminent la durée de vie des autres ».« Nous sommes membres d’un parti qui croit dans le destin. Nous avons pris des risques pour servir notre peuple. Cette âme appartient à Dieu. Dieu seul peut décider de la durée de notre existence », a-t-il lâché, début mars. Tayyip Erdogan, âgé de 58 ans, qui règne sans partage sur le pouvoir turc depuis dix ans, semble pourtant à un tournant de sa vie politique. Affaibli par la maladie depuis plusieurs mois, en retrait de la scène politique, il ne peut plus contenir les divisions de plus en plus criantes et les règlements de comptes qui commencent à miner son parti. Et, tandis que le Premier ministre, convalescent, passe ses journées barricadé dans sa résidence d’Istanbul, sur les hauteurs d’Üsküdar, sur la rive asiatique de la métropole, le siège des institutions, la guerre de succession est déjà ouverte à Ankara.
Les propos rassurants de Tayyip Erdogan survenaient au lendemain de la publication par le quotidien Taraf d’un document révélé par le site WikiLeaks. Dans un échange de courriels, deux experts de la compagnie américaine Stratfor, société privée spécialisée dans le renseignement, faisaient état de la « très grave » maladie du Premier ministre, atteint, selon eux, d’un cancer avancé. Citant un ami du chirurgien qui a opéré M. Erdogan, ils estimaient son espérance de vie à deux ans maximum. Personne, en fait, n’a été surpris. Depuis des mois, la Turquie bruit de rumeurs sur la santé défaillante de son leader, des soupçons renforcés par l’opacité qui entoure la question.
Turquie, les repères
Capitale : Ankara
Ville principale : Istanbul
Superficie : 784 000 km2
Population : 74 millions d’habitants
Compostion ethnique : Turcs, 80 %, Kurdes, 20 %
PIB/hab en dollars : 10 576 (France : 44 400)
Dette publique : 40,3 % du PIB
Chômage : 9 %
Croissance : 6,6 %
Repos forcé. Le 26 novembre, c’est dans le plus grand secret que Tayyip Erdogan a été opéré par l’équipe du professeur Mehmet Füzün. Très vite, les rédactions stambouliotes apprennent la nouvelle. Le mot cancer est sur toutes les lèvres. Ce n’est que deux jours plus tard que les médecins confirment que le Premier ministre a subi une « opération chirurgicale de l’appareil digestif par laparoscopie non invasive », sans en préciser la raison. Dix jours après, pour calmer la rumeur qui galope, le chirurgien en chef intervient pour annoncer que « le Premier ministre n’a pas de cancer ». On lui a enlevé des polypes de grosse taille, mais non cancéreux, ainsi qu’un morceau d’intestin d’une vingtaine de centimètres, précise-t-il. Erdogan entre alors dans une longue période de convalescence. Tous ses voyages sont annulés. Il ne se rend quasi plus à Ankara. La voix de stentor qui faisait saturer les micros est devenue fluette. L’énergie hors du commun qui était devenue sa marque de fabrique semble l’avoir quitté. En janvier, apparaissant amaigri pour une interview télévisée, il réfutait déjà être atteint d’un cancer. Mais, le 10 février, il subit une seconde intervention chirurgicale, une opération programmée et bénigne, selon ses médecins.
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Suffisamment inquiétant pour que le patriarche oecuménique orthodoxe de Constantinople, Bartholomée Ier, déclare : « Nous prions chaque jour pour la santé du Premier ministre. »
Le repos forcé de Tayyip Erdogan a laissé un vide à la mesure de sa stature. Avant d’être hospitalisé, il occupait à lui seul toute la scène politique et médiatique. Sans jamais se ménager physiquement, il intervenait sur tous les sujets, menait seul toutes les batailles. Contre les militaires, renvoyés dans leurs casernes, contre la menace terroriste brandie par les Kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan)… Gaza, la Somalie, l’Iran, le monde arabe, l’Europe : Erdogan était sur tous les fronts à la fois.
A la tête de l’AKP, son parti, dont l’appareil lui est fidèle, il a battu campagne dans toute la Turquie pour les législatives de juin 2011 à raison de deux ou trois meetings par jour pendant plus d’un mois. Son absence soudaine a donc pris tout le monde de court. Mais, après une période d’observation, dans les coulisses, les appétits s’aiguisent et les candidats sortent du bois. Le président de la Grande Assemblée nationale turque, Cemil Ciçek, qui incarne l’aile la plus nationaliste de l’AKP, balise son terrain. L’hyperactif ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, se verrait lui aussi calife à la place du calife.
Gaza, l’Iran, le monde arabe, l’Europe : Erdogan était sur tous les fronts à la fois
Son principal adversaire, pense-t-il, réside à la présidence de la République. Avec le locataire du palais de Cankaya, Abdullah Gül, la rivalité est désormais étalée au grand jour.« C’est devenu de la haine », siffle l’universitaire Mehmet Altan.
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En pleine convalescence de son Premier ministre, Gül a fait savoir à la presse qu’il venait de subir un bilan de santé complet et qu’il était en pleine forme. Tous les vendredis, les journalistes se pressent pour recueillir à la sortie de la mosquée les confidences de ce musulman pratiquant. Devant micros et caméras, Gül n’hésite plus à prendre ses distances vis-à-vis de certaines décisions du gouvernement.
Des clans se dessinent. L’ambiance est irrespirable au sein du gouvernement.
Dissensions. Entre Gül et Erdogan, le divorce était déjà dans l’air depuis 2007. Erdogan convoitait le fauteuil présidentiel. Mais, face à la mobilisation des militaires et aux immenses manifestations pro-laïques, il avait dû renoncer. De quatre ans son aîné, Gül, qui n’était pas programmé pour le poste, avait habilement saisi l’occasion pour s’imposer. Depuis vingt ans, les deux hommes ont mené leurs carrières politiques en parallèle. D’abord au sein du parti islamiste Refah, dans les années 90, où Gül, le stratège, laissait déjà le terrain à Erdogan, l’homme d’action, fougueux maire d’Istanbul. En 2001, ils fondent ensemble l’AKP et remportent les élections l’année suivante. Mais Erdogan est sous le coup d’une peine d’inéligibilité pour quelques vers d’un poème nationaliste récités quelques mois plus tôt. C’est donc tout naturellement Gül qui assure l’intérim à la tête du gouvernement. Et en 2003 Erdogan reprend sa place. Il existe, à l’époque, une répartition des rôles : Gül le modérateur, Erdogan le fonceur. Le duo a parfaitement fonctionné jusqu’en 2007. Mais le Premier ministre n’a toujours pas digéré d’avoir « perdu » la présidence. Avant les dernières élections législatives, remportées haut la main (50 % pour l’AKP), il avait affirmé son intention de faire évoluer la Turquie vers un régime présidentiel, sans faire mystère de son ambition d’occuper le poste clé. La prochaine élection présidentielle, au suffrage universel, est prévue pour 2014, et grâce à ce tour de passe-passe institutionnel, Erdogan se voyait au sommet pour quelques années encore.
Depuis que le spectre de la maladie plane sur le leader, l’ambiance est devenue irrespirable au sein du gouvernement. Les clans se dessinent. Les conservateurs, les nationalistes, les libéraux…« Erdogan a toujours été une force politique de rassemblement, mais, depuis que sa maladie a été révélée, il est en train de devenir un élément de division », estime Mehmet Altan. L’AKP est menacé d’éclatement. Abdullah Gül et quelques autres pourraient être tentés de créer leur propre parti, ce qui affaiblirait considérablement l’AKP. Les sujets de dissension se sont d’ailleurs multipliés ces derniers mois. Sur la rédaction d’une nouvelle Constitution, dont certains députés voudraient accélérer les travaux. Sur la réforme de l’éducation, préparée par un groupe de députés sans qu’ils aient consulté la ministre de l’Education. Ou encore sur les errements judiciaires et les arrestations en masse dans les milieux kurdes… Les désaccords s’expriment publiquement, chose impensable il y a encore quelques mois. Les couteaux sont tirés.
L’AKP en bref
Le Parti de la justice et du développement (AKP) est né en 2001 sur les ruines du Refah, formation de même obédience. Il se qualifie de parti « démocrate-musulman » (comme on dit « démocrate-chrétien) et réfute le terme d’ « islamiste ». Depuis son accession au pouvoir, il y a dix ans, il a, tout comme Recep Tayyip Erdogan, connu un destin mouvementé. Tenu en haute suspicion par l’armée, menacé de dissolution pour atteinte à la laïcité, il est resté populaire en raison des succès de l’économie turque et fait figure de modèle pour les révolutions arabes.
Pis encore, à la veille de sa seconde opération, Tayyip Erdogan a eu une bien désagréable surprise. Le procureur spécial Sadrettin Sarikaya, chargé d’une enquête très controversée sur les milieux kurdes, a décidé ce jour-là de convoquer plusieurs responsables du MIT, les services secrets turcs, et leur chef, Hakan Fidan. Ce dernier, un homme de confiance du Premier ministre, avait été nommé à ce poste en 2009 et aussitôt chargé d’entamer des négociations directes avec les rebelles du PKK. Le Premier ministre a vu rouge, cette intrusion de la justice étant perçue comme un affront personnel. Le procureur a immédiatement été dessaisi de ses dossiers et une loi a été expressément adoptée pour protéger les agents du MIT de toute intrusion de la justice dans leurs affaires.
Pour éviter de laisser s’installer le doute et l’instabilité à Ankara, Tayyip Erdogan va devoir de nouveau occuper le terrain, si sa santé le lui permet. Ses médecins pourraient l’autoriser à reprendre les voyages. A la fin du mois de mars, il doit se rendre en Corée du Sud pour relancer les négociations sur la coopération nucléaire civile. Juste avant une visite très attendue en Iran.
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