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C’est le projet pétrolier le plus fou au monde 27 avril 2012

Posted by Acturca in Caucasus / Caucase, Central Asia / Asie Centrale, Economy / Economie, Energy / Energie, France, Russia / Russie, USA / Etats-Unis.
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Le Soir (Belgique) vendredi 27 avril 2012, p. 26

Benjamin Quenelle, Kachagan, de notre envoyé spécial

Bienvenue sur D Island ! Une île artificielle en pleine mer Caspienne, dans les eaux du Kazakhstan. Un labyrinthe de tubes s’étendant sur 1,7 km. La vaste structure métallique est plongée dans des températures variant entre + et – 40 degrés Celsius et, l’hiver, se retrouve entourée de plaques de glace particulièrement menaçantes. Au loin, protections parmi d’autres contre les multiples dangers, d’imposantes digues ont été bâties pour éviter l’attaque de plaques de glace mouvantes.

Arriver jusqu’à ce petit paradis relève de la galère. Une première tentative pour rejoindre l’île en bateau a fini sur les sables, eux aussi mouvants. A l’approche de la mer Caspienne, le navire, pourtant spécialement équipé, s’est enlisé. Car, ici, les eaux sont très peu profondes. Du coup, tous les voyageurs ont dû faire demi-tour, attendre une journée à l’hôtel à terre, prendre leur mal en patience. Et attendre le prochain vol en hélicoptère. Un moyen de transport très contrôlé : avant de s’envoler, tout passager doit passer plusieurs jours de formation sur les strictes règles de sécurité ou être accompagné d’un responsable ayant déjà suivi cette formation. Sur l’île, deux pistes attendent l’hélicoptère. Au cas où l’une d’elles, à cause des conditions climatiques, ne réponde pas aux normes de sécurité.

« Vous voyez l’ampleur des difficultés logistiques… » , insiste Umberto Carrara qui, emmitouflé dans une impressionnante combinaison orange, vient de finalement atterrir en hélicoptère sur D Island. C’est le directeur de ce vaste chantier, coeur de l’énorme futur gisement d’or noir de Kachagan, au-dessus d’un réservoir de quelque 10 milliards de barils de réserves potentielles. « Devant vous, le plus grand projet pétrolier du monde ! » , s’enthousiasme Umberto Carrara, heureux d’arriver enfin au but. Car, après bien des retards, la production doit prochainement commencer. Les installations pour la production commerciale sont prêtes à 96 %. « La première goutte de pétrole, c’est pour fin 2012 » , assure Umberto Carrara. Son visage, satisfait mais stressé, résume à lui seul les espoirs et les tensions derrière des travaux qui ont accumulé reports et délais.

Depuis les premières découvertes en 2000, Kachagan s’est avéré d’une redoutable complexité technique. D Island est du coup une construction unique au monde. En mer Caspienne, ce n’est pas une traditionnelle plateforme pétrolière, mais une île spécialement conçue en fonction des nombreux défis environnementaux. Elle a été bâtie avec des pierres locales – un total de sept millions de tonnes qu’il a fallu transporter jusque-là. Quelque 200.000 m3 de béton ont été coulés, l’équivalent du volume de 50 piscines olympiques remplies à ras bord. En dessous, dans un souci de respect de l’environnement, D Island est protégée par une membrane imperméable de plus de 100.000 m2, ainsi étendue pour éviter toute fuite dans l’eau. Les omniprésents détecteurs de fuite de gaz rappellent par ailleurs que l’un des risques de ce gisement est la forte proportion d’hydrogène sulfuré dans les effluents.

Ce n’est pas un hasard si la première phase d’exploitation a ainsi été qualifiée d’ « expérimentale » . Sept compagnies internationales se sont associées dans ce projet unique au monde : Total, Shell, ENI, ExxonMobil, ConocoPhillips, Inpex et la société kazakhe KMG.

« Avec toutes les complexités réunies dans ce projet, on a poussé nos technologies à leurs limites » , souffle Umberto Carrara, le directeur envoyé par ENI, la compagnie italienne en charge du chantier. Lui-même italien jusqu’au bout de ses élégantes chaussures noires et de sa tasse d’expresso, il oppose au vent et à la poussière une gestuelle et un verbe passionnés. En fait, il montre pourtant des signes évidents d’épuisement.

Alors qu’a commencé la phase de commissioning (mise en service) en vue de l’obtention des autorisations et que s’activent quelque 6.500 tâcherons du pétrole, ce vaste meccano de métal orange s’affaire comme une fourmilière. Ici et là, on tire des câbles, assemble des tubes, décharge des équipements, trie des déchets… Pour opérer à Kachagan, les sept partenaires, qui chacun sera libre dans le futur de choisir la voie d’exportation de sa part de pétrole (a priori vers l’Europe et la Chine), ont créé une entité en charge de la stratégie : North Caspian Operating Company (NCOC).

Les sept compagnies sont toutes actionnaires. Total, Shell, ENI, ExxonMobil et la société kazakhe KMG possèdent chacune des parts identiques de 16,81 %. ConocoPhillips et Inpex disposent respectivement de 8,4 % et 7,56 %.

Officiellement, entre ces groupes d’habitude concurrents dans le reste du monde, c’est la parfaite entente. Ils partagent les risques et le coût (24 milliards d’euros pour la phase 1). Mais complexités techniques et retards accumulés ont créé des tensions. A tour de rôle, les compagnies ont, plus ou moins sérieusement, menacé de se retirer. D’autant plus qu’en coulisses, Chinois et Indiens font pression pour entrer dans le capital et auraient fait d’intéressantes offres. « Simples rumeurs » , répond le siège social du projet.

Au début, ENI gérait l’ensemble du projet. Mais face aux impatiences des autorités kazakhes mais aussi des partenaires occidentaux frustrés par des progrès très lents, ENI a toutefois perdu en 2008 la direction d’ensemble. C’est alors que NCOC a été créé. Structure de management, cette compagnie elle aussi unique au monde dans son fonctionnement a délégué les opérations. Pour la phase 1, toutes les infrastructures ont été confiées à ENI, qui a nommé Umberto Carrara à la tête du chantier. « Le projet de toute une vie » , ironise l’intéressé. Pour la phase 2, le forage sera géré par ExxonMobil, la construction offshore par Shell et onshore par ENI. Pour la production, une coentreprise a été créée par Shell et KMG. Total, lui, ne met pas les mains dans le cambouis. Le groupe français a préféré la direction de NCOC, appliquant ses référentiels techniques et procédures de gestion.

« Le projet avance et chaque actionnaire apporte son expertise, se réjouit Pierre Offant, le directeur général de NCOC venu de Total, secondé par une trentaine d’autres cadres issus des rangs du pétrolier français. Pour ce projet d’une complexité inhabituelle, tout le monde s’est mobilisé. La compagnie kazakhe KMG s’est bien alignée alors que, avec les autorités kazakhes, c’est parfois plus compliqué » , témoigne Jean-Luc Porcheron, directeur de la filiale de Total au Kazakhstan. Régulièrement, les sept actionnaires se retrouvent pour d’importantes décisions, budgétaires et opérationnelles. Mais les modalités de vote et de consensus de cet inédit « G7 » restent confidentielles.

« Souvent, les discussions sont très vivantes !, raconte une source chez Shell. Si c’était à refaire, on opterait pour une structure plus simple. C’est sûr, pour un tel projet, il fallait partager les risques. Mais quand les risques sont trop partagés, il y a tendance à ce que personne ne prenne ses responsabilités. D’où les retards ! » Prochaine mission : le schéma de développement pour la phase 2. « Nous y travaillons d’arrache-pied » , assure Pierre Offant qui reste discret sur les désaccords pour la suite du projet comme sur les détails du coût de la phase 1. « On va monter en puissance. Mais cela va se faire de manière plus étalée que prévu » , confie pour sa part Jean-Luc Porcheron. Une manière indirecte de prévenir que reports et délais jalonneront à nouveau la suite de l’histoire du projet.

Dans le labyrinthe de D Island, plus de 80 entreprises sont encore aujourd’hui à l’oeuvre. Un énorme travail de coordination. « Il y a trop d’intervenants différents. Depuis longtemps, c’est également source de retards. Parce que l’approvisionnement en matériel est parfois chaotique. Et parce que, dans la chaîne de décision, il y a des lenteurs » , prévient un sous-traitant italien du contrôle qualité. « Un magnifique projet ! » , reprend au contraire Timur Shakuov, l’un des responsables locaux de la formation. « Progressivement, les Kazakhs remplacent les expatriés au plus haut niveau. » Pour la dernière vague d’embauche en date, il a reçu 12.000 candidatures pour… 200 postes.

Lorsque les 20 puits entreront en service, puisant le pétrole à 4.200 mètres de profondeur, les effectifs vont considérablement se réduire. La capacité moyenne de production passera progressivement à 370.000 barils par jour, puis à 450.000 en améliorant le taux de récupération par injection du gaz produit par les phases suivantes. Des chiffres toutefois encore loin des possibilités envisagées au lancement du projet (1,5 million de barils par jour). Car la phase 2 n’est encore qu’à l’étude au moment où la phase 1 entre dans sa dernière ligne droite. Mais, à terme, le projet est bel et bien d’exploiter le champ pétrolier le plus fou au monde. Les ingénieurs à terre comme les ouvriers sur l’île ne parlent d’ailleurs pas de gisement. Mais d’un « éléphant » qui, plein d’or noir, repose sous la mer Caspienne.

 

Un projet gazier géant

D’ici à la fin du mois, la décision finale d’investissement devrait être prise pour un autre grandiose projet, gazier celui-là : le futur gisement offshore de Chtokman (en mer de Barents, en Russie, avec 3.800 milliards de m3 de réserves). Déjà plusieurs fois repoussée, cette décision bloque en particulier sur le régime fiscal que le gouvernement russe doit proposer. Un accord sur l’ensemble des taxes, notamment sur l’extraction et l’exportation, est indispensable avant que les trois actionnaires du consortium en charge du projet (Total avec 25 %, Gazprom avec 51 % et le Norvégien Statoil avec 24 %) confirment et chiffrent leur investissement, évalué jusque-là à quelque 15 milliards de dollars pour la première tranche. Autre problème évoqué par Total et Statoil qui, dès le départ, s’étaient mis d’accord sur un « bonus de signature » de 1,5 milliard de dollars à verser ensemble automatiquement après la prise de décision finale d’investissement : l’impasse des discussions commerciales avec Gazprom sur les formes de rémunération pendant l’exploitation du gisement. « Le problème, c’est que Gazprom ne sait pas négocier. Ils fonctionnent à coups d’ultimatums, rendant difficile tout dialogue constructif », témoigne l’un des négociateurs français.

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