Dans le jardin du paradis perdu 19 mai 2012
Posted by Acturca in Art-Culture, Turkey / Turquie.Tags: Çamburnu, décharge, documentaire, Fatih Akin, Festival de Cannes, Trabzon
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Le Monde (France) samedi 19 mai 2012, p. 20
Thomas Sotinel
Sélection officielle Hors compétition. Fatih Akin, le réalisateur de «Soul Kitchen », signe un documentaire sur la terre de ses ancêtres turcs, saccagée par l’implantation d’une décharge. Chronique délicate d’une apocalypse
Sur les bords de la mer Noire, dans la région turque de Trabzon, l’antique Trébizonde, se niche le petit village de Çamburnu. Les collines qui surplombent la mer sont couvertes par les terrasses des plantations de thé. A l’heure de la prière, les mélodies du muezzin enveloppent la terre et la mer.
On pourrait continuer ainsi sur le ton du dépliant touristique. Çamburnu est un endroit magnifique, dont était originaire la famille du père du cinéaste allemand Fatih Akin, qui aurait pu devenir une destination pour vacanciers de bon goût. Mais en 2006, au moment où Fatih Akin découvrait ce village que sa famille avait quitté depuis deux générations, les autorités régionales décidaient d’installer une décharge à Çamburnu, sur le site d’une mine de cuivre à ciel ouvert abandonnée.
Müll im Garten Eden (« Ordure dans le jardin d’Eden »), tourné pendant cinq ans, est la chronique de l’agonie du village, du combat de ses habitants contre l’implantation, puis contre l’exploitation de cette décharge monstrueuse, le récit délicat d’une apocalypse que personne ne parvient à arrêter, ni même à freiner.
Fatih Akin a pris fait et cause pour les habitants. Malgré la notoriété en Turquie du réalisateur de Head On et De l’autre côté (dont la dernière séquence avait été tournée à Çamburnu), malgré la présence des caméras, malgré la mobilisation des villageois emmenés par un maire pourtant issu du parti AKP au pouvoir, celui-là même qui a décidé que Çamburnu serait le réceptacle de toutes les ordures de la province de Trabzon, le processus ne semble pas avoir été infléchi d’un iota. La trame dramatique du film, un temps incertaine, prend vite la couleur de la tragédie.
L’histoire est simple, pas très originale : les riverains de toutes les décharges du monde l’ont connue. Au départ, les autorités ont promis que les déchets arriveraient triés, compressés, débarrassés de leurs mauvaises odeurs. Le sol de la mine abandonnée a été tapissé de plastique, puis de pierres. Des évents ont été percés pour permettre l’évacuation des gaz de décomposition.
Quelques mois et milliers de tonnes d’ordures plus tard, le site suinte ses eaux noires qui polluent les cours d’eau et la nappe phréatique. Encore quelques années et une saison particulièrement pluvieuse et un mur qui retenait les effluents cède, inondant les alentours.
A chaque fois, les autorités affirment d’abord que la situation est sous contrôle avant d’invoquer la fatalité, une fois que l’évidence du saccage de l’environnement est irréfutable. On croise ainsi quelques figures affligeantes qui témoignent à leur manière de la modernité de la Turquie : bureaucrates d’une mauvaise foi à toute épreuve, technocrates de terrain qui s’accrochent désespérément à l’idée que leur mission est salutaire.
Müll im Garten Eden n’est pourtant pas un réquisitoire, une pure dénonciation. Fatih Akin se laisse aller à ses penchants d’auteur de fiction. Son arrivée sur les bords de la mer Noire le fait accéder à un paradis perdu, dont le spectateur peut imaginer qu’il appartient à la mythologie familiale.
En même temps qu’il en chronique l’agonie, le cinéaste entreprend de le peindre comme le paradis qu’il a imaginé.
«Müll im Garten Eden»,tournésur cinq ans, est le récit de l’agonie d’un village, du combat de ses habitants
Fatih Akin a trouvé dans les habitants du village les personnages idéaux pour son entreprise. Se détache d’abord la figure de Neziha Haslaman, une vieille femme qui prend à partie le gouverneur de la province avec une véhémence épique. On la voit retourner la terre dans sa plantation de thé, dont elle doit bientôt laisser la charge à ses deux filles. L’une d’elle remarque sans acrimonie excessive : « Les hommes de notre village font valoir leur droit à la paresse. »
Ces hommes, on les voit chanter et boire du raki au café de Çamburnu. Un vieillard partisan du CHP, le parti kémaliste, se dispute avec des hommes plus jeunes que lui, qui soutiennent l’AKP, du premier ministre Recep Tayyip Erdogan.
Sur la grand-place, une chanteuse populaire fait reprendre un refrain aux femmes de tous âges et toutes tenues, du voile arabisant aux cheveux courts. C’est le festival annuel qui réunit les danseurs traditionnels et les quatre rockers du cru.
Deux jeunes gens, des cousins qui ont grandi dans le village, se souviennent de leur enfance, des baies cueillies sur le bord des chemins qui seraient aujourd’hui immangeables, à cause des odeurs, des poisons qui courent dans la terre. Ces deux-là, Azize et Furkan, ont quand même choisi d’étudier l’une à Ankara, l’autre à Istanbul. De toute façon, ils auraient sans doute quitté ce petit village. A l’occasion du festival, le maire (un personnage extraordinairement sympathique qui se bat avec une ténacité placide contre la fatalité) annonce que les habitants sont désormais moins de 2000.
Ce que laisse entendre avec élégance Fatih Akin, c’est la nature inéluctable et brutale de cet exode, que l’installation de la décharge a précipitée. Cette Turquie rurale, harmonieuse, n’existe déjà plus. Ailleurs, elle aura été effacée par les caprices du marché des matières premières, par l’installation d’un hypermarché ou la construction d’une autoroute.
Il restera plus que la mémoire, celle de Çamburnu est désormais fixée à jamais.
Müll im Garten Eden, Documentaire allemand de Fatih Akin (1h38)
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