Interview: L’islam politique va connaître des transformations profondes 27 mai 2012
Posted by Acturca in Middle East / Moyen Orient, Religion, Turkey / Turquie.Tags: AKP, Egypte, Gilles Kepel, interview, Islam, islam politique, printemps arabe, Turkey / Turquie
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New African (UK) Dimanche 27 mai 2012
Propos recueillis par Hakima Kernane
Professeur à Sciences Po, politologue et spécialiste du Moyen-Orient et du monde arabe, Gilles Kepel est un expert reconnu.
A votre avis comment les leaders des partis islamistes, qui ne disposent pas de culture de gouvernance, vont-ils être en mesure de gérer une réalité du terrain tres complexe et en situation de crise ?
La gestion du pays va poser un tres grand probleme pour les islamistes et ils en sont, d’ailleurs, assez conscients. Les dirigeants du parti Ennahdha sont tres soucieux de modérer leurs propos afin de ne pas effrayer ni s’aliéner la classe libérale et bourgeoise, laquelle est seule en capacité de gérer l’Etat. Les islamistes sont en train de créer des passerelles avec les libéraux pour gérer le pays. Ghannouchi et Hamadi Jebali parlent également de démocratie et déclarent que les Tunisiennes peuvent s’habiller comme elles le veulent. D’un autre côté, les islamistes sont également soumis à la pression d’une base revendicative du mouvement salafiste qui s’exprime en termes ultra-religieux. D’ailleurs, les incidents survenus à la faculté de Manouba à Tunis et ceux du village de Sejnane, à Bizerte, le démontrent bien. Les islamistes sont pris entre le marteau et l’enclume.
De plus, la situation économique en crise complique davantage la gestion du pays. L’activité touristique est en panne et les greves se succedent. La police du gouvernement d’Ennahdha intervient et réprime les ouvriers afin de les remettre au travail. Pour résorber le chômage, les leaders du parti sont également obligés de s’allier avec les entrepreneurs issus de la bourgeoisie laïque et francophone. Ce pour dire que l’incertitude politique est tres significative dans le pays. En revanche, la situation est plus grave en Egypte. D’apres les informations des banquiers, le pays va être en défaut de paiements dans quelques mois. Depuis la chute de Moubarak, plus de 9 milliards $ ont quitté légalement l’Egypte. On n’ose, donc, pas imaginer les sommes qui sont sorties illégalement. Les investissements sont quasiment inexistants. L’économie égyptienne va être confrontée à des problemes majeurs.
En quoi la situation égyptienne semble-t-elle plus chaotique et sa gestion plus compliquée ?
La situation sociale chaotique de l’Egypte se répercutera sur la vie politique. La question qui se pose est la suivante : les Egyptiens vont-ils être sous perfusion saoudienne ? Je m’explique, les Saoudiens sont présents dans le pays à travers d’une part, le mouvement salafiste qui détient le quart des sieges au parlement et sur lequel ils exercent un grand contrôle, et d’autre part, ils entretiennent des relations privilégiées avec les militaires. En revanche, ils considerent les Freres musulmans comme les ennemis de leur régime. L’autre aspect qui explique la complexité du terrain égyptien, c’est l’armée qui n’est pas désireuse, à mon sens, de faciliter la passation des pouvoirs aux Freres musulmans. Cela dit, l’arrivée au pouvoir des Freres est inéluctable. Les islamistes égyptiens, qui seront confrontés à de grandes difficultés économiques et sociales, vont être rejetés aussi vite qu’ils ont été applaudis par la population. J’en suis convaincu, car les islamistes vont être confrontés aux réalités du terrain, pas faciles à gérer, comme aux revendications populistes des mouvements radicaux.
L’islam politique, qui s’essaye à la pratique du pouvoir, doit-il cohabiter avec les autres forces politiques ?
Bien évidemment. En Egypte, les mouvements islamiques ont obtenu un résultat considérable, avec 75 % des voix au parlement. Néanmoins, la mouvance islamique est divisée. Les Freres musulmans préferent conclure une alliance avec les libéraux pour gouverner. Cela dit, la difficulté pour eux est de pouvoir concilier le populisme utopique des radicaux avec la réalité du terrain. Une réalité frappée par une crise économique et sociale. Je pense que les pays arabes devaient passer par trois étapes essentielles : la premiere étape était celle de l’explosion sociale et le renversement des despotes, la deuxieme était celle des élections, et la troisieme concernera la prise en charge de la crise économique et sociale. Cette étape va être particuliere, car l’islam politique va connaître des transformations profondes.
L’idéologie islamiste sera-elle contrainte de s’adapter aux aspirations de la population arabe en matiere de laïcité et de démocratie ?
L’islam politique a pu cohabiter avec la laïcité en Turquie. Car cette derniere bénéficie d’un contexte particulier : c’est un pays laïc depuis le début du siecle dernier. Dans les autres pays, on n’en est pas encore là. En outre, concernant la démocratie, tous les mouvements islamistes qui ont joué le jeu électoral ont juré, la main sur le coeur, qu’ils étaient, désormais, convaincus de la validité des principes démocratiques. Le parti Ennahdha, par exemple, qui était putschiste dans les années 1980, semble être convaincu de la démocratisation. Ce revirement a été possible grâce à l’expérience acquise par les cadres exilés en Europe. Les partis islamistes sont divisés comme l’a été, autrefois, le Parti communiste dans la France d’apres-guerre. Une partie de la hiérarchie pense qu’il faudra construire une sorte de mélange entre islam et démocratie, et l’autre considere que la démocratie est un instrument qui permet d’arriver au pouvoir pour appliquer la charia. Quant à la logique des électeurs, elle se réfere à un corpus de valeurs islamiques qui ont été enseignées avec constance durant les 25 dernieres années. En effet, l’enseignement a été confié par les dictateurs aux religieux dans le but d’acheter la paix sociale. Tous ces facteurs ont créé une situation tres compliquée à gérer.
Les islamistes ont promis de respecter les droits fondamentaux comme les droits des femmes par exemple. Or, des pressions sont exercées dans les universités et des condamnations s’élevent sous prétexte d’atteintes au sacré (projection de Persépolis, de Marjane Satrapi, par Nessma TV). Va-t-on vers une révolution identitaire et culturelle de la société arabe ?
Vous savez lorsque les révolutions arabes ont éclaté, l’Occident a manifesté sa grande satisfaction. Ce dernier, qui a pensé que la notion du djihad au nom d’Allah allait disparaître, constate également que la jeunesse arabe est comme la jeunesse de l’Occident, elle est démocrate et présente sur les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter. Façon de dire, c’est formidable, les Arabes nous ressemblent. Or la réalité est beaucoup plus complexe, car les révolutions arabes se déroulent simultanément sur deux registres : d’un côté le soulevement de la classe urbaine, éduquée, de la place Tahrir ainsi que les Tunisois qui revendiquent la démocratie, et d’un autre ce que j’appellerai le « levain de la révolution », plus particulierement en Ãgypte, une révolution islamique dont le vocabulaire est « Tharwa », « intifada », « inquilab », des mots qui font partie des traditions et de l’histoire du monde musulman dans sa lutte de « délégitimisation » des détenteurs du pouvoir, ce qu’on appelle en arabe « El hakem A dhaalim ». Le mot d’ordre du Printemps arabe, c’était « l’istibdad » (le despotisme) et « El fassad » (la corruption), des termes qui figurent dans le Coran.
Ce mixte est tres difficile à dénouer. On peut dire que le monde arabe devient plus complexe à partir du moment oû il entre dans la mondialisation. Au sein de l’Assemblée consti- tuante tunisienne, quatre députés binationaux ont été élus sous les couleurs d’Ennahdha. Il n’est pas exclu que ces derniers puissent être adjoint au maire ou autre en France. La logique démocratique arabe s’exprime dans un vocabulaire islamique. Le fait qu’ils soient élus démocratiquement leur permet de dire qu’ils sont démocrates. Or il y a une nuance importante entre les deux notions.
L’islam modéré de l’AKP turc est-il un modele, une source d’inspiration pour les islamistes tunisiens, marocains et égyptiens ? Serait-il transposable dans ces pays ?
Le parti islamiste modéré AKP turc est effectivement la référence absolue des Tunisiens d’Ennahdha, mais beaucoup moins celle des Egyptiens. Ces derniers considerent l’AKP comme un instrument du pouvoir de l’Etat turc, un antago-niste traditionnel de l’Etat égyptien. Lorsque le Premier ministre Erdogan a fait sa tournée en Tunisie, en Libye et en Egypte, il a été moins bien accueilli en Egypte et ce, malgré la proximité idéologique entre les freres musulmans égyptiens et l’AKP. Il est perçu comme une courroie de transmission des intérêts de l’Etat turc. Cela dit, l’AKP peut être considéré comme un modele car il a assuré une cohésion sociale, il a transformé et développé le monde rural et réalisé de la croissance grâce aux accords qu’il a conclu avec les entrepre- neurs de la bourgeoisie francophone d’Anatolie.
Le miracle économique turc est un peu semblable au miracle économique chinois. En revanche, l’AKP se trouve aujourd’hui confronté à un certain nombre de difficultés dans son environnement politique immédiat, notamment avec le probleme kurde. Décapité par le parti, l’état-major turc se trouve également affaibli. Même constat pour l’armée égyptienne qui se trouvera dans une situation délicate en cas de conflit dans la région.
Croyez-vous à la pérennité de l’islam politique ?
Non. Dans Djihad, expansion et déclin de l’islamisme, que j’ai publié en 2000, j’ai expliqué comment la mouvance islamiste était profondément scindée entre les radicaux et les islamistes qui souhaitaient intégrer la démocra- tisation dans leur mouvement. Cette division allait casser le socle de référence islamique. Apres le 11-Septembre 2011, on a demandé mon expulsion de l’université puisque Ben Laden avait gagné temporairement, mais sur le long terme j’avais raison. Nous avons, donc, cette phase de l’exacerbation de la violence engendrée par Al Qaïda. Cette derniere s’est déclinée à partir de 2005-2006. Aujourd’hui, elle n’existe plus comme référent politique, mais elle s’est transformée à travers des révolutions arabes oû on assiste à l’émergence des partis islamistes qui se réclament comme étant issus de la démocratie. Aujourd’hui, ces mouvances, qui ne sont plus dans les actions caritatives, sont confrontées à des échéances réelles qui consistent à gérer les affaires de l’Etat. L’islamisme politique est voué à des transformations internes extrêmement importantes.
Ces transformations vont-elles le dénaturer ?
On va voir. Vous savez, lorsqu’on entre en politique, on est obligé de faire des compromis. Cela dépendra des actions qui seront adoptées, qu’elles soient pour ou contre l’islam politique.
L’islam politique a-t-il un projet de société ?
La situation est encore floue. Les salafistes égyptiens étaient jusqu’à lors contre le politique. Pour maintenir une paix sociale dans les quartiers populaires, ces derniers ont été, d’ailleurs, utilisés par Moubarak contre les Freres musulmans.
D’un autre côté, les Saoudiens qui voulaient avoir un levier dans le systeme politique égyptien ont encouragé les salafistes à changer de stratégie à 180 % et de passer ainsi de l’apoli- tisme au systeme politique. Actuellement, l’essentiel pour les salafistes est le vote des pauvres et des misérables. Une population qui ne possede rien et qui doit se référer aux lois divines, car elle considere que les lois humaines ne lui laissent aucun espoir.
Malgré la victoire des islamistes modérés, peut-on s’attendre à l’émergence d’un islam plus rigoriste et/ou à une éventuelle confrontation entre les deux courants ?
Je pense que oui, car la situation recoupe un conflit beaucoup plus large. Le Qatar soutient les Freres musulmans et Ghannouchi en Tunisie, ainsi que des mouvements en Libye, alors que l’Arabie saoudite soutient les salafistes. Je crains que l’Egypte ne soit, en effet, déchirée entre ces deux courants.
Peut-on remettre en question l’autorité des institutions religieuses dans les sociétés arabes, notamment dans le cas oû seraient remis en cause certains acquis comme la double culture et/ou la sécurité des minorités religieuses ne serait plus assurée ?
C’est exactement ce qui se passe en Egypte oû les Coptes commencent à être persécutés. L’autorité du patriarche, qui était considéré comme trop calqué sur le systeme de Moubarak, est aujourd’hui remise en cause. Les exemples ne manquent pas comme la fois oû de jeunes coptes ont été écrasés par les blindés de l’armée lorsqu’ils ont voulu contester la destruction d’une église par les salafistes, à Assouan. Une autre fois, des généraux qui devaient assister à la messe de Noël copte, le 7 janvier dernier, ont été également hués par des salafistes. Toujours en Eypte, des salafistes ont demandé que le grand imam d’El Azhar soit élu par les étudiants et les professeurs. Evidemment, c’est une tentative de contrôle de la plus haute autorité de l’islam sunnite qui était jusqu’à lors proche de l’appareil politique égyptien.
La grande question est de savoir dans quelle mesure les grands imams d’El Azhar vont pouvoir conserver leurs postes ?
Le Qatar soutient les Freres musulmans et Ghannouchi en Tunisie, ainsi que des mouvements en Libye, alors que l’Arabie saoudite soutient les salafistes.
* Gilles Kepel, spécialiste de l’islam
Bibliographie
Le prophete et pharaon, les mouvements islamistes dans l’Egypte contemporaine Ed. Folio histoire, 2012
Quatre-vingt-treize Ed. Gallimard, 2012
Banlieue de la République Ed. Gallimard, 2012
Jihad, expansion et déclin de l’islamisme Ed. Gallimard, 2000
Fitna, guerre au coeur de l’islam Ed. Gallimard, 2004
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