Istanbul canal historique 20 juillet 2012
Posted by Acturca in Istanbul, Turkey / Turquie.Tags: AKP, Bosphore, Canal Istanbul, Mensur Akgün, Recep Tayyip Erdogan, trafic maritime
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Libération (France) vendredi 20 juillet 2012, p. Sup 1-3
Cahier Été
Marc Semo
[En chantier] Tout l’été, une déambulation au cœur des constructions, réelles ou imaginaires. Aujourd’hui, le dédoublement du Bosphore.
C’est une morne plaine, très vaguement vallonnée, poussiéreuse l’été et boueuse le reste du temps. Au nord, un espace vide ou presque, qui s’achève sur des dunes plongeant vers la mer Noire.
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Au sud, le long de la mer de Marmara, poussent déjà de clinquants immeubles avec «vue panoramique», au milieu de baraques construites à tout-va.
Siliveri est une lointaine banlieue d’Istanbul. Si elle fait la «une», c’est surtout pour sa prison de haute sécurité, la plus importante du pays, avec ses salles d’audiences où défilent des hauts gradés accusés de complot contre le gouvernement islamiste ou des sympathisants de la cause kurde jugés pour terrorisme. Mais – si Dieu le veut – dans un peu plus de dix ans, des supertankers pourraient passer au milieu de ce que sont aujourd’hui des champs où broutent les moutons.
Le projet le plus dément ou le plus visionnaire
«Kanal Istanbul», une voie d’eau de 150 mètres de large et 40 mètres de profondeur, longue d’une cinquantaine de kilomètres, devrait doubler le Bosphore. Autour surgiraient des zones commerciales et industrielles. Des cités «écologiques» aussi, comme «Yeni Istanbul» (la Nouvelle Istanbul), avec de faux canaux vénitiens comme les adorent les nouvelles classes moyennes turques. Ce sera le troisième grand pôle de la mégalopole avec le troisième aéroport, déjà lancé, et un troisième pont sur le Bosphore, le plus au nord, dont les travaux vont bientôt démarrer. «Il y a une sorte de volonté mégalomaniaque de transformer la ville pour en faire une grande place du tourisme de croisière et une grande place financière», note le géographe Jean-François Pérouse, directeur de l’Observatoire urbain d’Istanbul. «Ce nouveau Bosphore transformerait la majeure partie du secteur urbanisé européen en une île artificielle», renchérit Yoann Morvan, coresponsable de cet institut. De tous les projets en cours, celui-ci est assurément le plus dément ou le plus visionnaire.
Au commencement fut le verbe. Celui du nouvel homme fort de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, leader charismatique de l’AKP, le parti islamoconservateur au pouvoir depuis 2002, qui, avec sa modestie coutumière, s’est référé à Mehmet II le Conquérant qui s’empara de Constantinople pour annoncer ce qu’il a lui même appelé son «projet fou et magnifique». D’anciennes chroniques ottomanes assurent que le sultan – «sabre du Prophète et ombre de Dieu sur Terre» – eut un songe annonciateur avec un arbre gigantesque jaillissant de son corps et couvrant de ses branches tout ce qui sera l’étendue future de son empire. «A la fondation de toute grande civilisation il y a toujours un rêve et nous, nous avons un rêve pour notre pays», a martelé l’actuel Premier ministre, clamant même que «ce canal fera de l’ombre à ceux de Suez et de Panamá».
L’enjeu est de désengorger le trafic maritime sur le Bosphore. Par cette voie d’eau internationale, traversant une métropole de plus de 15 millions d’habitants, passent tous les jours une moyenne de 160 navires, soit près de 60 000 par an, dont de très nombreux superpétroliers. Il s’agit de réduire «la menace environnementale». Elle n’a rien de théorique dans un détroit sinueux, large en certains points d’à peine 700 mètres et parcouru de très forts courants. Des collisions ont fait 41 morts en 1979 et 29 morts en 1994. Prévu pour être inauguré en 2023, pour le centième anniversaire de la création de la République par Mustapha Kemal, ce «projet fou» fut lancé en juin 2011 par un Premier ministre en campagne pour des législatives qu’il remporta triomphalement pour la troisième fois consécutive. Depuis, les autorités font profil bas, au point que beaucoup ont cru le projet enterré comme souvent les promesses électorales.
Pourtant, les études de faisabilité continuent aussi bien à la municipalité du «Grand Istanbul», dont Recep Tayyip Erdogan fut le maire pendant une décennie, qu’au ministère des Transports. Mais le black-out sur l’information frise la paranoïa. «Cette discrétion vise à éviter une spéculation sur le foncier alors que les experts cherchent encore à définir le tracé idéal, celui où il y a le maximum de terrains domaniaux et le minimum d’obstacles naturels», explique un proche du dossier. La décision finale n’a pas été prise, mais les entrepreneurs y croient. «Un projet techniquement difficile mais pas impossible», assure Buhran Özdemir, patron d’Optimal, dynamique entreprise de BTP qui travaille aussi bien à Dubaï qu’en Algérie ou sur des chantiers de pointe du nouvel Istanbul. «C’est un challenge comme on en trouve une seule fois dans sa carrière», explique cet ingénieur et pilier de la Musiad, l’association des entrepreneurs indépendants proche de la mouvance islamiste. Un spécialiste français du secteur reconnaît qu’il s’agit plutôt d’une bonne idée : «C’est comme une autoroute doublant une voie express saturée.» Nul n’a encore une idée précise de son coût. Les premières hypothèses tournent autour de 20 ou 30 milliards d’euros. Le canal garantirait un passage plus sûr et surtout plus rapide alors qu’actuellement, les bateaux attendent souvent plusieurs jours avant d’emprunter le détroit. L’argument n’est pas nouveau.
Le «second Bosphore» incarne un vieux songe ottoman qui faillit devenir réalité en 1860 dans un empire en déclin mais toujours puissant, avec des élites fascinées par la modernité occidentale et ses techniques. Le sultan Abdulaziz lança plusieurs projets de canaux. L’un sur l’isthme de Suez, le deuxième entre la mer Noire et le Danube, et le troisième à Istanbul. Les autorités planifiaient aussi des restructurations urbaines radicales et de gigantesques ponts aux coupoles néomauresques. «Nous étions considérés comme l’homme malade de l’Europe, désormais nous avons les moyens de nos rêves», se réjouit Turan Sahin, historien et réalisateur qui vient de publier un livre sur les «projets fous des Ottomans» en passe de devenir un best-seller. La circulation sur le détroit étant déjà à l’époque difficile, il s’agissait de contourner la ville par l’ouest au-delà d’Eyup – où commençait à se développer l’industrie – avec ce canal reliant directement la Corne d’Or à la mer Noire; puis, par le canal du Danube, d’arriver rapidement au cœur de l’Europe. La défaite contre les Russes, en 1877, a enterré ces canaux. Les Français réalisèrent plus tard celui de Suez, la Roumanie communiste celui reliant le Danube à la mer Noire.
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Du troisième, il ne reste qu’un firman (un édit) frappé du sceau du sultan donnant son feu vert au grand architecte de l’État, l’Arménien Sarkis Balyan, constructeur, notamment, du nouveau palais impérial rococo-orientalisant de Dolmabahçe (1842-1853). Il prévoyait d’utiliser le lit d’une rivière, et il n’y aurait eu plus que 14 kilomètres à creuser. Cet ancien tracé n’aurait plus aujourd’hui aucun sens car passant au milieu de zones très densément peuplée.
La boîte de Pandore des accords de navigation
Le nouveau projet est plus long d’une vingtaine de kilomètres. Il lui faudra aussi franchir des collines d’une centaine de mètres de hauteur. «C’est une situation assez proche de celle qu’ont eue à résoudre les constructeurs du canal de Panamá. Ce qui signifie des écluses entre deux et quatre dans chaque sens selon le tracé qui sera finalement choisi – mais aussi la création de lacs artificiels pour les alimenter», explique l’ingénieur Buhran Özdemir, qui invita en janvier une société américaine maître d’œuvre de gros travaux de modernisation à Panamá. Plus de 400 entrepreneurs alléchés assistèrent à cette réunion à la Musiad. Les écologistes s’alarment. Déjà vent debout contre les projets de troisième aéroport et de troisième pont qui vont dévaster un des plus vastes – et ultime – poumons verts de l’agglomération, ils craignent une catastrophe pour l’équilibre écologique déjà fragile de la mer Noire. «C’est une mer fermée, quasi morte, où toute la vie est concentrée dans les eaux de surface, à peine 7% du total, et le nouveau canal pourrait tout bouleverser», s’inquiète Bayran Özturk, le grand spécialiste turc de biologie marine, inquiet d’une possible altération des courants du Bosphore avec, en surface, les eaux moins salées de la mer Noire descendant vers le sud et dans les profondeurs celles de la mer de Marmara qui remontent.
La principale inconnue pesant sur l’avenir du projet reste celui de sa rentabilité. Le Bosphore étant considéré comme une voie d’eau internationale, la libre circulation y est garantie par les accords de Montreux signés en 1936 par dix pays sous l’égide de la France et de la Grande-Bretagne. Au nom de ce principe, la Turquie ne peut ainsi même pas imposer aux bateaux empruntant le détroit les services d’un pilote que doivent rémunérer les armateurs. Alors pourquoi payer le passage par le canal ? «Le projet ne peut être rentable que s’il y a une réduction drastique de la circulation par le Bosphore, ce que jamais la Russie ni les autres pays riverains de la mer Noire ne pourront accepter», explique Mensur Akgun, spécialiste des relations internationales à la Fondation des études économiques et sociales (Tesev) et auteur d’une étude sur le sujet. Quant à renégocier les accords de Montreux, nul n’y pense : ce serait ouvrir la boîte de Pandore.
Les autorités turques espèrent néanmoins arriver à renforcer les réglementations pour les produits dangereux à travers l’Organisation internationale maritime, ce qui leur a déjà permis d’imposer une circulation à sens unique alternée sur le détroit du Bosphore, limitant ainsi les risques de collision. Les entreprises intéressées, elles, font déjà leurs calculs. Elles comptent moins sur les montants des péages que sur l’obtention de vastes terrains de part et d’autre de la nouvelle voie d’eau pour y édifier des zones industrielles, de grands centres commerciaux et des habitations. Ce système dit du «PPP» (partenariats public-privé) a permis de lancer les grands projets partout dans Istanbul.
Sur fond de revanche politico-religieuse
La ville est devenue un immense chantier avec l’afflux de capitaux arrivant aussi bien des pays du Golfe que d’Asie centrale ou d’Europe. Les entrepreneurs proches de l’AKP prospèrent sur cette spéculation immobilière débridée. Au risque de créer une bulle même si, pour le moment, les besoins de logements sont énormes dans une agglomération où affluent chaque année 400 000 nouveaux immigrants. Il s’agit aussi de rénover le parc immobilier alors que 70% des habitations ne sont pas aux normes antisismiques. «Ce risque est une parfaite excuse pour créer des villes satellites, mais surtout pour transformer de fond en comble les vieux quartiers en les vidant de leur population», analyse Sinan Logie, jeune architecte turco-belge. Nombre des habitants sont des immigrants arrivés de fraîche date d’Anatolie, entassés dans les banlieues et peu attachés à la ville.
Les protestations restent donc limitées, sauf quand les projets touchent le centre-ville et prennent ouvertement un caractère de revanche politico-religieuse comme la rénovation de la place de Taksim. «Redessinée dans les années 30 par l’architecte français Henri Prost, elle est la plus grande de la ville et elle symbolise la modernité républicaine», explique Koran Gümüs, urbaniste, farouchement opposé à la mosquée que veulent depuis des années y construire les islamistes. Un combat perdu. Les travaux vont bientôt commencer avec, en prime, la reconstruction à l’identique – pour en faire un musée – de la grande caserne dans laquelle, au début du siècle dernier, des officiers islamistes opposés aux réformes de modernisation furent écrasés par le gouvernement «Jeune Turc».
Un an après son «projet fou» de canal, Recep Tayyip Erdogan a annoncé au printemps la construction à Camlica, une haute colline de la rive asiatique dominant toute la ville, d’une mosquée qui sera, a-t-il juré, «la plus grande du monde». Chaque sultan a laissé son nom à d’imposantes mosquées. Il y a par exemple la Süleymaniye de Soliman le Magnifique. Il y aura ainsi peut-être un jour la «Tayyipiye», comme ironisent déjà certains Stanbouliotes. Ce sera le mausolée d’un Premier ministre qui se voit volontiers comme le nouveau sultan. Recep Tayyip Ier le bâtisseur.
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