Istanbul, Berlin, Moscou, en vers et contre tout 18 octobre 2012
Posted by Acturca in Books / Livres, France, Istanbul, Turkey / Turquie.Tags: littérature, Nazim Hikmet, Nedim Gürsel, Seza Yilancioglu
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Libération (France) jeudi 18 octobre 2012, p. LIV5
Livres – Littérature étrangère
Marc Semo
Le Turc Nedim Gürsel en quête du poète Nazim Hikmet.
Nedim Gürsel
L’Ange rouge
Traduit du turc par Jean Descat.
Seuil, 375 pp., 21,50€.
Eternel révolté, Nazim Hikmet fut peut-être le plus grand poète turc du XXe siècle et en tout cas le plus connu à l’étranger. «J’ai envie de saisir le temps / dans sa fuite rapide il laisse sur mes doigts une poussière d’or», écrivait ce romantique rongé par la nostalgie de sa terre natale, qui mourut exilé à Moscou en 1963. Envers et contre tout, il resta un fidèle militant : «C’est assez pour moi d’être dans les rangs de ce siècle / d’être de notre côté / et de me battre pour un monde nouveau.» Nazim Hikmet est le héros en creux du dernier roman de Nedim Gürsel, un des plus denses que cet auteur turc vivant en France ait écrit. Un livre à trois voix éclaté entre Istanbul, Moscou et surtout Berlin. Un livre hanté par les rêves fracassés de révolutions impossibles ou trahies, et par les tragédies du XXe siècle dont la capitale allemande fut l’épicentre.
Militants. Tout commence dans Berlin sous la neige, où un biographe du poète arrive d’Istanbul pour un improbable rendez-vous avec un inconnu qui, par téléphone, lui a promis des documents inédits. Ce «contact» est un communiste turc qui vivait en RDA où la direction et la radio du Parti, illégal en Turquie, avaient pignon sur rue. Cet Ali, surnommé «l’Ange» par ses employeurs de la Stasi, fut tout jeune gagné à la cause en lisant les vers de Hikmet. Il n’en faisait pas moins régulièrement ses rapports «en délateur zélé qui n’omettait aucun détail».
Nedim Gürsel connaît très bien la vie de Nazim Hikmet à qui il a consacré plusieurs livres, et il a vécu à Berlin-Ouest dans ces années d’avant la chute du Mur où de nombreux militants turcs de gauche et d’extrême gauche s’étaient réfugiés après le coup d’Etat militaire de septembre 1980. Ce biographe qui lui ressemble tant se trouve plongé dans un mélancolique voyage «dans ce temps d’autrefois qui n’appartient qu’à nous car les jeunes ne connaissent pas et ne veulent pas connaître ce Berlin qui s’identifiait au mur qui le traversait et le coupait en deux».
Cendres. Les temps se télescopent, au fil d’un roman qui est une réflexion sur les engagements et les inévitables compromissions de trois générations. Celle de Nazim Hikmet dont les vers scandent le livre, qui célébra Staline puis la déstalinisation : «Ses moustaches ne traînent plus dans notre soupe / notre poitrine est soulagée de milliers de tonnes de pierre de bronze et de papier.» Celle de l’Ange, inconsolable demi-solde d’un système «qui disparut d’un coup» en 1989. Celle du biographe, soixante-huitard à qui «Marx a pris toute l’énergie de la jeunesse». Un Winterreise («voyage d’hiver») qui remue les cendres froides d’amours passées comme avec la belle Ipek «à la voix rauque, mystérieuse, envoûtante, qui semblait sortir des profondeurs d’une grotte». Elle chantait en allemand sur des mélodies turques dans les salles d’un Kreuzberg non encore boboïsé, où malgré l’ombre du Mur on pouvait se croire dans un village anatolien. Libre, provocante, celle dont le nom signifie «soie», a fini, vieillie mais encore belle, dans les bouges d’Istanbul et la nostalgie de son écrivain transi d’amour.
Vient de paraître «Nedim Gürsel, fascination nomade», sous la direction de S. Seza Yilancioglu (l’Harmattan).
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