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Fazil Say, le pianiste poursuivi par les islamistes turcs 19 octobre 2012

Posted by Acturca in Art-Culture, Istanbul, Turkey / Turquie.
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Le Figaro (France) no. 21217, vendredi 19 octobre 2012, p. 1

Une

Icône de la Turquie moderne, le pianiste classique Fazil Say défend les valeurs laïques. Il est jugé pour des propos contre l’islam. Son procès illustre l’action du parti islamo-conservateur au pouvoir contre les libertés.

p. 29

Ne tirez pas sur le pianiste

Poursuivi en justice pour sa critique de l’islam, Fazil Say devient le symbole de la liberté d’expression en Turquie.

p. 30

Fazil Say dans la tourmente

Thierry Hillériteau

Avec le procès du pianiste, jugé pour ses propos sur l’islam, la justice turque poursuit son action contre les libertés.

Un art libre pour un monde libre. C’est l’un des commentaires que l’on pouvait lire sur les pancartes des protestataires rassemblés, hier matin, devant le palais de justice d’Istanbul. Intellectuels, militants des droits de l’homme ou simples fans : tous étaient venus soutenir le pianiste classique Fazil Say, icône de la Turquie moderne et fervent défenseur des valeurs laïques, lors de son procès pour « atteinte aux valeurs religieuses de l’islam. » En cause ? Plusieurs déclarations lapidaires de l’artiste sur son compte Twitter, en avril. L’une moquait un chant quelque peu hâtif du muezzin et suggérait que le religieux devait être occupé par une affaire amoureuse urgente ou un repas arrosé au raki.

Dans une déclaration rapportée mercredi par le quotidien turc Hürriyet, Say affirme avoir passé toute sa vie de musicien « à vouloir comprendre la culture, l’histoire et l’esprit de ce pays », dénonçant « une attaque d’autant plus insupportable » qu’il fut l’un des principaux ambassadeurs pour l’entrée de la Turquie dans l’Europe. Il a aussi redit sa conviction profonde que la liberté de pensée et de parole était « un droit pour tout individu ». Bien qu’il ait hier rejeté en bloc toutes les accusations, son acquittement a pour le moment été refusé. La prochaine audience est fixée au 18 février.

Un nombre alarmant de procès

Ce procès cristallise les tensions entre le pianiste-compositeur et l’AKP, parti islamo-conservateur au pouvoir. Le bras de fer ne date pas d’hier. Marqué depuis l’enfance par les lectures de son père écrivain, Fazil Say s’était attiré les foudres du ministère de la Culture turc dès 2007, en écrivant un oratorio sur le poète Meltin Altiok, tué lors du massacre de trente-trois intellectuels alévis par des islamistes radicaux à Sivas, en 1993. Un leitmotiv, pour la star du piano, qui a fait savoir sur son site Internet que le titre de son premier opéra, commandé pour 2014 par la Biennale de Munich, festival de théâtre musical très engagé dans la création, serait… Sivas 93. Au-delà du conflit qui oppose ce porte-parole de la communauté laïque à l’AKP, c’est le durcissement des relations entre le gouvernement et les artistes qui inquiète les intellectuels turcs comme l’ensemble de la communauté internationale.

Dans un rapport publié le 10 octobre, la Commission européenne pointait du doigt le nombre alarmant de procès ou d’affaires impliquant des écrivains et des journalistes. Toujours selon le quotidien Hürriyet, une trentaine d’intellectuels turcs se seraient mobilisés pour dénoncer, dans une circulaire, les attaques forcées du gouvernement à l’encontre des artistes. Parmi eux, le baryton Güvenç Dagüstün, la concertiste Gülsin Onay, les comédiens Tarik Akan et Rutkay Aziz, ou encore l’actrice Tülay Günal.

« Fazil Say n’est pas seul », rappelait hier un manifestant à l’entrée du palais de justice. De fait, toujours selon le rapport de la Commission européenne, 2 800 étudiants seraient aujourd’hui en détention, la plupart pour des charges ayant trait aux risques terroristes. Mais le cadre légal qui entoure ces charges reste, selon ce même rapport, « imprécis et contient des définitions ouvertes aux abus ».

p. 31

Ces dernières années, le Prix Nobel Orhan Pamuk ou encore le romancier Nedim Gürsel ont été la cible de procès pour insulte à la nation ou non-respect de la religion musulmane. En 2007, le journaliste Hrant Dink avait été abattu à la sortie de son bureau, après avoir reçu des menaces de mort pour avoir dénoncé le massacre des Arméniens en 1915, un sujet toujours très sensible en Turquie. Déjà, à l’époque, Fazil Say avait évoqué la possibilité de s’exiler à l’étranger. Une hypothèse qu’il a remise sur le tapis cet été, en déclarant dans la presse qu’il était temps, pour lui, de s’installer au Japon. Le pianiste y a toujours été accueilli à bras ouverts… Ce qui ne semble plus être le cas dans son propre pays.

 

« Istanbul Symphony », son nouveau disque, sort mardi

Il chantonne d’une voix rauque, assis au piano. Ses mains s’embrasent, dans un jeu de doigtés dont lui seul a le secret. Au milieu d’un flot de notes émergent plusieurs thèmes familiers en mode hijaz : l’un des modes de base de la musique turque. Fazil Say s’arrête, se tourne vers la caméra, explique ce qui l’a guidé dans l’ouverture de sa première symphonie, Istanbul. Ironie du sort, le premier enregistrement mondial de l’œuvre, créée il y a deux ans en Allemagne, sort mardi en France (Naïve)… Soit quelques jours à peine après l’ouverture de son procès à Istanbul ! Dans le documentaire qui accompagne le disque, Fazil Say explique : «L’Istanbul que j’ai essayé de dépeindre est onirique, nostalgique, c’est une vision d’antan (…) Comme je n’adhère pas à l’Istanbul moderne, je recherche la beauté d’un Istanbul imaginaire. »

Grandiose rite païen

Cette quête onirique d’un monde tout à la fois intérieur et lointain résume parfaitement l’artiste de 42 ans. Côté interprète, on a longtemps admiré ou conspué chez lui l’expressivité volcanique de ses relectures. Son tempérament extraverti. Son jeu virtuose n’ayant qu’un seul objectif : décloisonner les genres, faire exploser les frontières. Fazil Say n’est pas de ces pianistes qui s’écoutent les yeux fermés. Ses mimiques, ses emportements vocaux, ses battements de pieds en agacent plus d’un. Mais chacun de ses concerts est une expérience unique, dont le point de départ est parfois aussi flou que l’arrivée. Une invitation au voyage qui ne souffre pas de limite. Que ce soit par exemple lorsqu’il reprend ses propres transcriptions de l’œuvre de Bach, ou bien s’attaque au Sacre du printemps dans une version pour deux pianos où il se donne la réplique par le biais d’une bande enregistrée (performance qu’il reprendra en mai Salle Gaveau, à Paris).

Côté compositeur, son œuvre est à son image. Syncrétique, elle bout de l’intérieur, prenant des allures de grandiose rite païen lorsque l’orchestre occidental se mêle aux rythmes et aux instruments de son pays. Ce fils d’intellectuels né à Ankara, a commencé à se raconter ses propres histoires en improvisant au piano à l’âge de 5 ans – dans ce piano même où ses parents cachaient les écrits du poète interdit Nazim Hikmet. Aujourd’hui, il affirme se servir de la composition comme d’une « métaphore ». Ses « pulsions narratives » ont largement guidé sa plume dans Istanbul Symphony. Comme dans le quatrième mouvement, où la sirène d’un paquebot, entonnée par un basson, vient interrompre la conversation des flûtes : des «jeunes femmes gaiement vêtues à bord du ferry pour les îles des Princes». Mais derrière une trame narrative aussi banale se cache également le discours d’un artiste perpétuellement engagé.

« Ces îles sont un paradis cosmopolite à Istanbul », explique-t-il encore dans le documentaire. Un paradis cosmopolite que le compositeur oppose aux ordres religieux dont il se fait le pourfendeur dans le second mouvement, baptisé Cultes : « Ces vingt dernières années, les cultes sont devenus des confréries. Ils ont oublié leur propos, sont devenus trop politiques, trop économiques, et ils interfèrent dans la vie des gens. »

Les propos, recueillis bien avant que n’éclate l’affaire de son procès, prennent aujourd’hui un sens profond. Reste une question lancinante : pour un artiste qui triomphe aussi bien à Paris qu’à Berlin ou Tokyo, mais tellement imprégné par la culture de son pays, l’exil est-il vraiment possible ? Évoqué par Fazil Say dès la victoire de l’AKP aux législatives anticipées de 2007, le sujet est plus que jamais d’actualité.

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