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Les dérives islamistes de la Turquie d’Erdogan 6 avril 2013

Posted by Acturca in Religion, Turkey / Turquie.
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Le Figaro (France) no. 21360, samedi 6 avril 2013, p. 17

Laure Marchand, Istanbul

Au nom de la morale, le premier ministre de l’AKP, parti islamo-conservateur au pouvoir depuis une décennie, multiplie les réformes en faveur du puritanisme religieux. Un islamisme qui s’affirme sans complexe dans une République turque pourtant laïque.

Pour passer le temps à bord des avions de Turkish Airlines, les passagers ont le choix entre regarder le dernier blockbuster américain ou écouter le Coran enregistré sur un canal audio. Depuis le début de l’année, ceux qui voyagent vers huit destinations du Moyen-Orient ne peuvent plus boire d’alcool car il a été supprimé. Le même régime a été appliqué à la majorité des vols intérieurs en classe affaires, ceux en économie étant au jus d’orange depuis longtemps déjà. Cette restriction de l’offre de boissons a été largement décriée par de nombreux Turcs qui y voient une manifestation de la présence grandissante du religieux dans l’espace public. Mais Turkish Airlines a définitivement déchaîné les passions après la divulgation d’un projet de nouvel uniforme pour le personnel naviguant. Des milliers de commentaires sur les réseaux sociaux ont ridiculisé le petit chapeau rappelant le fez ottoman, les robes sans forme descendant sous le genou des hôtesses et le costume digne d’un pasteur protestant pour les stewards.

L’AKP va réussir à former une élite très conservatrice, à son tour difficilement tolérante
Samim Akgönül, professeur à l’université de Strasbourg

Le profil plus « islamique » de la compagnie aérienne dont l’État est l’actionnaire principal est révélateur d’une tendance plus large en Turquie. Les références à la religion sont de plus en plus visibles dans la sphère politique, le paysage audiovisuel ou culturel. Au nom des valeurs morales de leur électorat, les islamo-conservateurs du Parti de la justice et du développement (AKP) qui sont au pouvoir depuis une décennie multiplient et justifient les réformes conservatrices. Et un puritanisme musulman s’affirme sans complexe.

Une mosquée pour marquer l’histoire

Hausse des taxes aussi régulière que le tempo d’un métronome, licences de vente refusées, interdiction de consommation dans les lieux publics et au travail dans la ville d’Afyonkarahisar… L’alcool est, sans surprise, dans le collimateur du nouvel ordre rigoriste. Entre deux gorgées de bière, Binnaz Toprak, députée du très laïque Parti républicain du peuple (CHP), se désole : « L’AKP a beau dire qu’il n’intervient pas dans le mode de vie des gens, il le fait. La consommation d’alcool a été criminalisée socialement, certains de mes collègues n’osent même plus boire en public. » La censure rôde autour de la littérature. Des fonctionnaires zélés ont tenté de faire retirer Des souris et des hommes de John Steinbeck de la liste des ouvrages recommandés par le ministère de l’Éducation, à cause de passages jugés « immoraux » . Quant à Samarcande d’Amin Maalouf, une enquête ministérielle a été ouverte après une plainte pour « insulte à l’islam » . Pour Marc Pierini, chef de la délégation de la Commission européenne à Ankara de 2006 à 2011, « les initiatives conservatrices » , comme les piscines non mixtes dans les hôtels, ne sont pas incompatibles avec la démocratie. En revanche, écrit-il dans son ouvrage Où va la Turquie ? Carnets d’un observateur européen (1), « il y a un phénomène plus pesant, à savoir la manifestation d’une intolérance sur une base religieuse » . Pour l’ancien ambassadeur, les islamo-conservateurs au pouvoir doivent organiser la coexistence entre les Turcs religieux et laïques. Ce qui ne figure pas à leur agenda politique. Les travaux d’une mosquée pouvant accueillir 30 000 fidèles et dont les six minarets seront les plus hauts du monde doivent débuter ce mois-ci à Istanbul. Érigé sur une colline qui surplombe le Bosphore, l’édifice sera immanquable. Il « symbolisera la période du règne de l’AKP » , s’est félicité Erdogan Bayraktar, le ministre de la Construction, dans le journal Hürriyet. Ses détracteurs l’ont déjà surnommé « la mosquée Tayyip Erdogan » .

Des cours de religion renforcés

En matière de mesures conservatrices, c’est le premier ministre, diplômé d’une école religieuse des Imam ATypI (officiellement chargées de former les imams), qui fixe le cap. Sa politique familiale se résume à une formule qu’il répète comme un mantra : « Faites au moins trois enfants. » Il a également eu des velléités d’interdire l’avortement, « un crime » , mais a dû reculer face à la mobilisation féministe. Son chantier prioritaire est l’éducation. En février 2012, il a proclamé, goguenard, vouloir former « une jeunesse religieuse » et « non pas droguée » . Depuis, les réformes sont au diapason. L’accès aux Imam ATypI, plébiscitées par les familles pieuses qui y envoient leurs filles, est désormais possible dès la fin de l’école primaire. Dans les écoles d’enseignement général, les cours de religion ont été renforcés. Des leçons sur le Coran et la vie de Mahomet sont proposées. « Elles sont optionnelles mais tous les élèves y assisteront, commente Samim Akgönül, professeur à l’université de Strasbourg. Le port du foulard est également autorisé dans ces cours, il finira par l’être partout. » Selon ce libéral, déçu du tournant autoritaire opéré par le gouvernement, l’AKP, après la suprématie de l’élite kémaliste, « va réussir à former une élite très conservatrice, à son tour difficilement tolérante » .

Le gouvernement, qui se définit comme « conservateur-démocrate » , serait-il en train d’appliquer son « agenda islamique caché » comme le craignent les Turcs partisans d’une laïcité intransigeante ? Les députés de tous les partis planchent actuellement sur la rédaction d’une nouvelle Constitution où le caractère laïque de la République n’est pas remis en cause. « Que veut Erdogan ? Il ne veut pas établir la charia mais davantage de valeurs conservatrices dans l’espace public » , analyse Mustafa Akyol, un intellectuel musulman libéral, auteur d’Islam sans extrêmes. « L’AKP en est à son troisième mandat, il est devenu plus arrogant. » Les segments les plus religieux de la société influencent les réformes. Les critiques de théologiens sur la création d’une banque de lait maternel destinée aux nouveau-nés fragiles, qu’ils jugent contraire à la loi islamique, ont ainsi été pris en compte : le ministère de la Santé a assuré le mois dernier que le bébé receveur serait du même sexe que celui allaité par la donneuse. Cette précaution écartera tout risque de mariage impur entre enfants ayant bu le lait du même sein.

La bataille du voile islamique

En dix ans, les institutions qui étaient des bastions de la laïcité sont tombées les unes après les autres dans le giron islamo-conservateur. L’armée, qui avait la haute main sur la vie politique et a conduit quatre coups d’État en un demi-siècle, a été renvoyée dans ses casernes. Des généraux, des colonels, des amiraux… En tout 326 militaires ont été condamnés au mois de septembre à des peines allant jusqu’à vingt ans de prison pour complot contre le gouvernement en 2003. D’autres, dont un ancien chef d’état-major, attendent leur sentence derrière les barreaux.

La justice a également été mise au pas. En 2008, un amendement levant l’interdiction du port du foulard dans les universités avait été utilisé comme argument principal par le procureur de la Cour de cassation pour réclamer la dissolution de l’AKP pour « activités antilaïques » . Plongeant la Turquie dans une énième crise politique. En janvier 2013, le Conseil d’État a rendu un arrêt qui fera date dans la bataille idéologique autour du fichu islamique : la loi n’interdit pas à une avocate de plaider avec son voile. Cette décision, appelée à faire jurisprudence, passe presque inaperçue. « C’est le signe que la Turquie se normalise, se félicite l’avocate à l’origine de la requête, Figen Sastim. Je n’ai fait que réclamer l’application de la loi. Dans une société à 90 % musulmane, cette interdiction était inacceptable. L’État est laïque, mais moi, en tant qu’individu je n’ai pas à l’être, je suis musulmane, cela relève de ma vie privée. » Foulard léopard noué sous le menton, manteau couleur kaki jusqu’aux chevilles, la jeune femme raconte qu’elle donnait procuration à un confrère pour ne pas avoir à se rendre tête nue au tribunal : « Après la décision du Conseil d’État, je me suis présentée à une audience avec mon voile, le juge ne voulait pas m’accepter. Je lui ai dit que c’était illégal, il a été obligé de céder. »

Tout au long du XXe siècle, la République turque, fondée par Mustafa Kemal, a été hostile aux classes pieuses et rurales – les « Turcs noirs » , comme on les appelle par opposition aux « Turcs blancs » , l’élite laïque et urbaine, adossée à l’armée. « Les classes conservatrices ont été les victimes du 28 février 1997 (l’armée force le premier ministre Erbakan à la démission, NDLR), explique Samim Akgönül. Aujourd’hui au pouvoir, elles tiennent leur revanche. Mais elles continuent de la prendre de façon haineuse, avec radicalité. »

En accédant au pouvoir, les islamo-conservateurs ont parfaitement assimilé un appareil d’État qu’ils décriaient lorsqu’ils en étaient les victimes. Par exemple, l’abolition du Diyanet, outil de propagation de l’islam officiel, était une de leurs revendications. La Direction des affaires religieuses, fondée dans la foulée de l’abolition du califat en 1924, place l’islam sunnite sous le contrôle de l’État et salarie les imams qui ont le statut de fonctionnaire. Aujourd’hui, il s’agit d’une des institutions les plus puissantes de Turquie, qui s’exprime sur tous les sujets de société. Elle délègue des fonctionnaires dans les ministères. Son budget, de 1,6 milliard d’euros en 2012, est supérieur à ceux des ministères des Affaires étrangères, de l’Environnement, de l’Énergie et des Affaires européennes réunis. Cette année, il a encore augmenté de près de 20 %.

(1) Éditions Actes Sud.

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