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Une révolte cousine des Indignés plutôt que des printemps arabes 3 juin 2013

Posted by Acturca in Istanbul, Turkey / Turquie.
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Libération (France) lundi 3 juin 2013, p. 3

Marc Semo

C’est la dérive autoritaire du leader de l’AKP qui fait réagir la Turquie laïque.

Nombre d’intellectuels opposants dénonçaient de longue date la «poutinisation» de l’homme fort de la Turquie, plus encore que l’islamisation rampante des institutions de la République fondée par Mustafa Kemal sur les décombres de l’Empire ottoman. C’est avant tout l’autoritarisme croissant du Premier ministre qui a déclenché la révolte. Fondateur et leader charismatique de l’AKP, au pouvoir depuis novembre 2002, Recep Tayyip Erdogan règne sans partage sur un parti islamo-conservateur qui contrôle tous les leviers du pouvoir après avoir mis l’armée au pas.

«Taksim est Tahrir», clamaient hier les manifestants. Au-delà du slogan, il n’y a pourtant guère de point commun. En dix ans de pouvoir AKP, le revenu moyen des Turcs a triplé, et le gouvernement a utilisé l’Europe et l’espoir qu’elle suscitait pour casser les structures autoritaires du vieil Etat kémaliste. Par trois fois, en outre, améliorant à chaque fois son score, l’AKP a remporté haut la main les élections face à une opposition de gauche laïque manquant autant de vision que de leadership.

Rejet. «Ce ras-le-bol citoyen est beaucoup plus proche d’un mouvement comme celui des Indignés que des révoltes arabes», analyse Ahmet Insel, directeur de la prestigieuse revue Birikim, soulignant que depuis maintenant plus d’un demi-siècle, la politique turque vit au rythme «d’élections dont nul ne conteste la parfaite régularité». Ce mouvement se nourrit d’abord du rejet d’un homme pris par l’ivresse de son propre pouvoir au fur et à mesure qu’ il a, en une décennie, enchaîné les succès tant économique que politique et diplomatique, faisant de son pays une puissance régionale considérée comme un modèle par une bonne partie du monde arabo-musulman.

«C’est Erdogan plus que l’AKP qui est visé, avec ce refus d’un pouvoir qui dit en substance aux gens « taisez-vous et consommez », explique Cengiz Aktar, spécialiste des questions européennes. La Turquie est en train de connaître ses Trente Glorieuses et, comme en 1968 en France ou ailleurs, une jeunesse rejette ce modèle consumériste et le poids étouffant du conservatisme.» Ultralibéral en économie, l’AKP use et abuse en effet des valeurs islamiques dans une société elle-même très conservatrice, si l’on excepte les classes moyennes des grandes villes.

Aujourd’hui, la Turquie est incontestablement beaucoup plus démocratique qu’il y a quinze ans, avant les réformes lancées au nom de l’Europe, mais elle l’est beaucoup moins qu’il y a cinq ans. Entre autres parce que ce rêve d’une adhésion pleine et entière dans un délai raisonnable s’est évanoui. Les autorités ont multiplié ces dernières années les procédures à l’encontre des journalistes ou des intellectuels trop critiques, jugés parfois – comme le célèbre pianiste Fazil Say ou l’écrivain d’origine arménienne Sevan Nisanyan – pour de simples tweets ironisant sur la religion et Mahomet, considérés comme blasphématoires.

Le gouvernement a aussi adopté récemment une loi controversée limitant la consommation d’alcool, texte habilement présenté comme s’intégrant dans les normes européennes de santé publique. Mais pour de nombreux Turcs aimant le raki, c’est un énième signal : l’islamisation du pays se fait à la fois par le haut, avec le modèle affiché par la nouvelle classe dirigeante de ses femmes en «turban» (le voile islamique) jusque-là bannies au sommet de l’Etat, et par le bas, sous une pression de l’opinion et du quartier encore plus implacable.

Elites. «Une partie de la société, notamment la jeunesse urbaine, se sent menacée directement dans son mode de vie», rappelle Ahmet Insel. Si l’AKP reste de loin le premier parti dans les intentions de vote, il existe aussi cette autre Turquie, laïque, celle des «Turcs blancs», surnom des vieilles élites occidentalisées, mais également celle des alévis, secte progressiste issue du chiisme qui défie toujours le pouvoir. Elle représente peu ou prou un tiers du pays. «Ce mouvement populaire sans précédent résulte de la frustration des franges laïques qui ne peuvent plus influer sur la vie publique depuis une décennie», note Sinan Ulgen, de la fondation Carnegie.

Les massives protestations de rue, comme celles du printemps 2007, n’avaient jamais ébranlé électoralement l’AKP. En sera-t-il autrement aux élections municipales à Istanbul, en mai 2014, puis à l’automne pour la présidentielle, la première au suffrage universel, où Erdogan espère encore un peu plus conforter son pouvoir ? A Taksim, pour la première fois, il a dû céder à la pression de la rue. Il n’en rappelait pas moins, hier, avec toute sa superbe : «S’ils appellent dictateur quelqu’un qui sert le peuple, que voulez-vous que j’y fasse ?»

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