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La fin du modèle turc ? 5 juin 2013

Posted by Acturca in Turkey / Turquie.
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Le Figaro (France) no. 21410, mercredi 5 juin 2013, p. 14

Dorothée Schmid

Pour l’auteur, chercheur à l’Ifri *, les événements de la place Taksim sont l’expression d’un rejet du régime autoritaire du premier ministre Erdogan.

Depuis quelques jours la Turquie est le théâtre de violents affrontements entre manifestants et forces de l’ordre. La tension est montée très rapidement à partir d’une simple manifestation pacifique à Istanbul. Celle-ci rassemblait des riverains qui tentaient de défendre le parc Gezi, un des derniers espaces verts de la ville, que la municipalité souhaite transformer en un ensemble commercial et résidentiel comme la ville les accumule aujourd’hui. Les événements peuvent être envisagés sous l’angle urbanistique et sociologique, mais ils ont pris une tournure politique inquiétante et attirent désormais l’attention du monde entier. Les affrontements de la place Taksim ont en effet mis à mal l’imagerie dorée du « modèle turc » patiemment construite par l’actuel gouvernement. Ils illustrent brutalement les clivages idéologiques de la société turque, révélant au passage les contradictions d’un modèle de croissance rapide et, par certains côtés fragile, doublé d’une volonté d’influence régionale de plus en plus difficile à concrétiser.

Les échauffourées les plus graves ont eu lieu dans un quartier très touristique d’Istanbul, à deux pas de la fameuse rue Istiklal, grande artère commerçante devenue le lieu de shopping préféré des classes moyennes du Moyen-Orient qui viennent se délasser à Istanbul pour oublier les tensions et les conflits qui minent la région. Outre un modèle de consommation, Ankara proposait jusqu’ici à ses voisins une référence de démocratisation alla turca. Les événements de Taksim relativisent le marketing jusqu’ici plutôt efficace des autorités turques.

Pour résumer les choses, la Turquie serait aujourd’hui une démocratie musulmane mais laïque, moderne et prospère ; un régime civil débarrassé des interférences de l’armée et ayant accouché d’un nouveau consensus social, plus respectueux des minorités ethniques et religieuses.

La Turquie est indéniablement une démocratie électorale régulière ; une démocratie cependant musclée, où dominent les principes d’ordre et de discipline nationale. Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, qui reste ferme face aux manifestants, se présentera l’an prochain à la première élection présidentielle au suffrage universel direct. Il souhaite avant cette échéance amender la Constitution afin de renforcer ses pouvoirs. L’opposition craint que les institutions ne se transforment progressivement en canal de transmission d’un autoritarisme toujours latent.

La mobilisation de Taksim s’inscrit en faux contre le concept même de « l’approfondissement démocratique » défendu par l’AKP, où une majorité solide mais très conservatrice impose des normes sociales perçues par la frange libérale de la société comme autant de régressions sur le plan des libertés individuelles ; la restriction sur les ventes d’alcool récemment votée en est le meilleur exemple, mais la liberté d’expression est aussi en cause – les grands médias turcs ont relayé les heurts de façon très partielle. Les manifestants, dont beaucoup de jeunes et de soutiens du parti kémaliste d’opposition, sont mal à l’aise avec la conception de la laïcité « ouverte » que défend l’AKP, qui réintroduit progressivement la religion dans l’espace public.

Une majorité solide mais très conservatrice impose des normes sociales perçues par la frange libérale de la société comme autant de régressions sur le plan des libertés individuelles

Les défenseurs du parc de Gezi sont aussi inquiets d’une croissance urbaine exponentielle qui rend Istanbul de moins en moins humaine. Les brillants résultats économiques de la Turquie des dix dernières années sont un fait. Mais l’amont et l’aval de la croissance ont des faiblesses : la Turquie ne peut financer seule son développement et dépend massivement des capitaux étrangers, surtout européens, et de plus en plus arabes (du Golfe) ; elle manque aussi cruellement de ressources énergétiques.

La montée rapide du niveau de vie entraîne le pays vers un modèle de consommation de masse qui affecte les paysages et les modes de vie ; Gezi est un symbole de la dégradation expresse du capital naturel exceptionnel du pays. La spéculation immobilière fait rage et suggère une fragilité que peu d’analystes se hasarderaient pourtant à souligner en ces temps de crise économique européenne.

Quant au consensus social, il est essentiel de tenir compte des efforts entrepris par le gouvernement pour se réconcilier avec les Kurdes. Mais les effets de la crise syrienne et les incidents intercommunautaires qui se multiplient à la frontière attirent à nouveau l’attention sur la gestion très délicate de la mosaïque ethnique et religieuse turque. La politique d’influence culturelle extérieure de l’AKP, qui repose sur un mélange de regain nationaliste turc et de nostalgie ottomane, pourrait se heurter aux mêmes impasses que l’Empire finissant : l’impossible conciliation des communautés et la tentation d’une gestion autoritaire.

Alors que Washington multiplie les appels au calme, les médias arabes ont les yeux rivés sur la Turquie. Entre fascination et incrédulité, les militants des printemps arabes prennent acte de la répression des manifestants et s’interrogent désormais sur l’avenir d’une démocratie autoritaire.

* Institut français des relations internationales.

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