Faut-il accueillir la Turquie dans l’UE ? 6 juin 2013
Posted by Acturca in EU / UE, Turkey-EU / Turquie-UE.Tags: Anne Delvaux, entretien, Véronique De Keyser
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La Libre Belgique, 06/06/2013, p. 52-53
Entretien : Jean-Paul Duchâteau
Les manifestations d’Istanbul ramènent le gouvernement Erdogan sur le devant de la scène. Certains l’accusent d’islamiser la société et en profitent pour rappeler leur opposition à l’adhésion de la Turquie dans l’Europe. Interviews croisées.
RECTO
Véronique De Keyser, Parlementaire européenne (socialiste)
Nous sommes coupables en Europe d’avoir accepté la candidature de la Turquie et de ne pas avoir ensuite créé les conditions d’accueil. De plus, certains, comme la France, cherchent des manœuvres dilatoires pour faire traîner l’affaire. Mais nous avons besoin de ce partenaire. Il est essentiel pour nous.
Les événements actuels en Turquie amènent certains à rejeter une entrée éventuelle de ce pays dans l’Union européenne. Votre avis ?
Il y a des intérêts stratégiques entre la Turquie et l’Union européenne, qu’on ne peut pas nier. On a des échanges commerciaux extrêmement importants avec eux (120 milliards d’euros), on est le troisième partenaire commercial de la Turquie. Mais il y a deux points encore plus importants. Le premier, c’est le point de passage des ressources énergétiques – pétrole et gaz – mais ils sont eux-mêmes une extraordinaire source d’énergies renouvelables, au niveau de l’eau, des éoliennes, des biocarburants. L’autre point, c’est que ce sont des partenaires de l’Otan depuis 1951 et qu’ils ont donc une très longue histoire européenne à ce niveau-là. C’est donc pour nous un pays-clé, dont on a souvent dit qu’il est un trait d’union entre l’Europe et l’Asie. C’est capital quand on voit l’influence de la Turquie dans les pays arabes. Regardons simplement le rôle qu’elle joue en ce moment à l’égard de la Syrie.
Faut-il en faire pour autant un membre de l’Union européenne ?
On a accepté que ce pays soit candidat et que des négociations s’ouvrent avec lui. La question essentielle qui se pose est de voir si la Turquie satisfait d’ores et déjà aux critères de Copenhague. Il y a la problématique de la stabilité économique, il y a l’acquis communautaire, mais il y a un troisième volet, qui est celui des droits de l’homme. Sont-ils respectés, est-ce que le système judiciaire est indépendant du politique, est-ce que les grandes conventions (par exemple contre la torture) sont signées, c’est là qu’aujourd’hui, il y a de grosses interrogations. Il y a une dérive constatée sur la liberté d’expression, sur des procès qui ne donnent pas aux accusés la possibilité réelle de s’exprimer, etc. Ce qui se passe actuellement, avec la contestation sur un parc – symbole de la modernité – qui doit être transformé en complexe commercial, est ressenti comme une provocation du régime qui fait suite à la restriction par Erdogan, ces dernières années, de droits séculiers. On sent qu’il y a un vrai problème de ce côté-là. Mais je vois aussi un signe positif parce que la Turquie étant traditionnellement un pays laïc, on voit que cette composante de la population est en train de se rebeller, ce qui est un bon signe de santé démocratique.
Ce contexte devrait-il accélérer ou ralentir les négociations d’adhésion ?
Il ne faut pas confondre la demande quasi historique de la Turquie avec le régime Erdogan. Le Premier ministre a une politique qui peut inquiéter, mais cela ne disqualifie pas pour autant la candidature turque. Il y a un certain nombre de dossiers (Chypre, la question arménienne ) qui restent à régler et l’entrée n’est pas pour demain. Il est inutile d’agiter les phantasmes que certains opposants à l’adhésion entretiennent. Mais les gouvernements passent, et celui-ci ne peut hypothéquer une longue histoire commune entre la Turquie et l’Europe.
Mais faut-il que pour entretenir cette importante collaboration, la Turquie fasse vraiment partie de l’Union européenne ?
Ce n’est pas sûr que la Turquie en ait encore envie ! Elle souhaite jouer un rôle important de trait d’union et d’influence au Moyen-Orient, mais les négociations ont probablement duré trop longtemps. A qui la faute ? On peut en discuter. En Turquie même, les farouches défenseurs de l’entrée dans l’Europe se sont effilochés. Donc, il est clair que l’Europe se méfie de la Turquie, à l’instigation de certains pays comme la France qui a fait faire marche arrière à l’Union dans le processus d’adhésion. Mais, du côté des Turcs, il est clair aussi que tous les sacrifices qu’on attend d’eux sont considérables pour quelque chose dont ils n’entrevoient plus la fin. Nous sommes coupables en Europe d’avoir accepté cette candidature et de ne pas avoir créé les conditions d’accueil. Et, de plus, certains cherchent des manœuvres dilatoires pour faire traîner l’affaire. Mais, je le répète, nous avons besoin de ce partenaire. Il est essentiel pour nous.
« Je vois aussi un signe positif parce que la Turquie étant traditionnellement un pays laïc, on voit que cette composante de la population est en train de se rebeller, ce qui est un bon signe de santé démocratique. »
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VERSO
Anne Delvaux, Parlementaire européenne (CDH)
Tous les rapports d’évaluation sur lesquels le Parlement européen se prononce régulièrement sont de plus en plus négatifs. Que ce soit au niveau juridique, économique, ou en matière de droits de l’homme, on se rend compte que la Turquie ne prend pas le chemin de l’Union européenne.
Que pensez-vous des événements actuels en Turquie ?
J’ai froid dans le dos. Quand je vois la répression démesurée des manifestations pacifistes, quand je vois la réduction des libertés individuelles, cela me choque.
Le mouvement de protestation représente-t-il une réelle force ou n’est-il que marginal ?
On doit se poser la question de savoir, puisque la caméra est fixée sur un pourcentage de la jeunesse urbaine, si cette contestation est représentative de tout un pays. Je crois que, même si on ne voit pas tout le monde dans les rues, cela illustre un certain mal-être qui existe en Turquie vu la réduction des libertés individuelles à laquelle procède l’AKP, le parti au pouvoir, depuis un certain temps. Je ne peux pas croire que dans un pays où la laïcité est importante, où il y avait un certain nombre d’acquis en termes de liberté, on soit d’accord avec l’intrusion dans la vie privée et toute une série de mesures qui sont progressivement imposées. L’une d’entre elles me paraît bien symbolique de cette évolution inquiétante, c’est l’interdiction de pouvoir s’embrasser en rue. Cela va trop loin.
A vos yeux, le régime est-il en train de s’islamiser ?
Evidemment. Toutes ces décisions qui sont prises, comme aussi l’interdiction de boire de l’alcool dans les lieux publics, et surtout à proximité des lieux de culte, montrent clairement la tendance. C’est cela qui me fait peur dans un pays traditionnellement attaché à la mixité.
Cela dit, M. Erdogan a été élu à trois reprises.
C’est cela le grand paradoxe de la Turquie. Malgré le fait que la population est attachée à ses principes de liberté individuelle, elle remet au pouvoir un parti conservateur religieux. Cela suscite chez nous nombre d’interrogations. Il y aura des élections en 2015, cela sera alors au peuple de s’exprimer et d’éventuellement manifester son désaccord. Cela lui appartient.
Dans ce contexte, la Turquie doit-elle entrer dans l’Union européenne à court ou moyen terme, comme elle le souhaite, et avec elle plusieurs pays de l’Union ?
Je ne vais pas dire que je suis pour ou contre. Je suis en fait pour l’application stricte des critères de Copenhague. N’importe quel pays candidat à l’adhésion doit pouvoir faire sien l’acquis communautaire pour lequel on s’est battu en Europe, et je pense notamment au droit des femmes. Quand on n’est pas prêt, ou qu’on s’éloigne de cet acquis, il est clair qu’il n’est pas question de rentrer. Tous les rapports d’évaluation sur lesquels le Parlement européen se prononce régulièrement sont de plus en plus négatifs. Et à chaque fois, que ce soit sur le droit du travail, sur le droit syndical, sur le droit des homosexuels, et sur plein d’autres droits fondamentaux, la Turquie s’éloigne de l’Europe. Et on peut parler aussi de la liberté de la presse, sachant que de nombreux journalistes sont emprisonnés en Turquie et sont considérés comme des terroristes. Que ce soit au niveau juridique, économique, ou en matière de droits de l’homme, on se rend compte que la Turquie ne prend pas le chemin de l’Union européenne. En résumé, l’Etat Turquie n’agit pas comme un Etat candidat à l’Union européenne.
Certains qui sont favorables à cette adhésion disent que ce serait une magnifique opportunité de jeter une passerelle entre l’Europe actuelle, de tradition judéo-chrétienne, avec le monde musulman. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas de cet avis. Il est déjà difficile de consolider nos acquis, vu les grandes disparités que nous vivons pour l’instant à l’intérieur de l’Europe. Il est clair que pour les 27, mais aussi pour le pays candidat, il faut s’assurer que nous avons assez de points de convergence. La convergence, elle ne doit pas se faire quand on est rentré. Elle doit se faire avant. Les critères de Copenhague ne se négocient pas. C’est aussi très important pour le pays qui veut entrer : il doit avoir des garanties que nous sommes prêts à l’accueillir et que nous n’allons pas ensuite, en interne, le rejeter parce qu’il n’irait pas dans le sens majoritaire. Il faut enfin tenir compte du fait que, si la Turquie entrait, elle deviendrait avec l’Allemagne le pays le plus important de l’Europe. Il y aurait alors deux délégations qui feraient la pluie et le beau temps, au détriment des autres pays.
« Il faut enfin tenir compte du fait que, si la Turquie entrait, elle deviendrait avec l’Allemagne le pays le plus important de l’Europe. Il y aurait alors deux délégations qui feraient la pluie et le beau temps,au détriment des autres pays. »
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