La Turquie doit se libérer de la dérive autoritaire des islamistes au pouvoir 19 juin 2013
Posted by Acturca in Turkey / Turquie.Tags: AKP, Bayram Balci, manifestation, Recep Tayyip Erdogan, Taksim
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Le Monde (France) mercredi 19 juin 2013, p. 19
Bayram Balci *
La crise actuelle marque un point de rupture dans la vie politique de la Turquie républicaine. C’est la première fois dans l’histoire récente du pays qu’un tel mouvement de protestation parvient à défier un gouvernement démocratiquement élu à trois reprises consécutives. S’agit-il d’une fronde, d’une révolte ou d’une révolution? Alors que la situation sur le terrain reste tendue et l’issue incertaine, ces événements ont déjà modifié le rapport au politique.
Tout d’abord, le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, n’a plus de piédestal, immunisé, inattaquable. Renforcé dans son arrogance par d’incontestables et spectaculaires victoires électorales, en 2002, 2007 et 2011, il a péché par autoritarisme, oubliant que démocratie ne veut pas dire domination de la majorité sur la minorité et que, même élu par les urnes, il se devait de gouverner en concertation avec le peuple. Cette leçon de modestie lui rappelle que ses pouvoirs sont limités, qu’il ne peut passer outre la volonté populaire, quand bien même celle-ci serait non partisane, voire apolitique.
Ensuite, la crise fissure le très monolithique AKP, sous le contrôle étroit de M. Erdogan. Issu de l’ancien parti islamiste, mais créé sur de nouvelles bases sans référence aucune à l’islam politique, l’AKP se veut islamo-conservateur à l’exemple des partis chrétiens-démocrates européens. M. Erdogan risque de ne plus pouvoir contenir les ambitions dissidentes des deux autres ténors du parti, Abdullah Gül, aujourd’hui président de la République, et Bülent Arinç, vice-premier ministre. Dès les premières heures de la crise, Abdullah Gül tenait des propos d’apaisement en défendant l’idée que la démocratie turque se devait de respecter la libre expression de chacun. Et dès le lendemain, Bülent Arinç présentait ses excuses pour l’usage abusif et disproportionné de la force pour réprimer les manifestations. Ce n’est pas la première fois, dans le gouvernement actuel, qu’une fine stratégie politique répartit ainsi les rôles entre les différentes figures de l’exécutif. On a déjà vu Abdullah Gül apaiser l’opinion et rassurer partenaires et analystes, quand M. Erdogan montait au créneau et imposait sa vision. Il s’agit donc peut-être d’une stratégie de sortie de crise, avec une savante répartition des rôles. Mais quoi qu’il en soit, en cas de poursuite de la contestation, et à l’approche de plusieurs échéances électorales, la majorité au pouvoir montre des signes de tensions internes et de dislocation. Le parti AKP pourrait être amené à se restructurer, et avec lui tout le paysage politique turc recomposé.
Cette hypothèse est d’autant plus plausible qu’une force d’influence socio-politique majeure en Turquie et alliée historique de l’AKP, comme la communauté de Fethullah Gülen, a désapprouvé l’ampleur de la répression policière, se désolidarisant du gouvernement. Si les relations entre MM. Gülen et Erdogan sont tendues, elles le sont moins entre MM. Gülen et Gül. Si la crise venait à s’aggraver, un rapprochement entre ces deux dernières figures ne serait pas à exclure.
Enfin, la crise pourrait contribuer à la détérioration de la question kurde. Epargnés pour l’instant par les convulsions que connaît la société turque, les Kurdes se sont peu impliqués dans ces manifestations de défiance face au premier ministre. Depuis sa cellule, le chef historique du PKK, Abdullah Öcalan, a déclaré son soutien au mouvement de protestation, mais il l’a aussitôt assorti d’une nuance de taille, en mettant en garde les manifestants et en les invitant à ne pas tomber dans le piège de la récupération nationaliste par les nostalgiques du kémalisme. Les drapeaux kurdes étaient peu nombreux sur la place Taksim, et dans les villes kurdes, la mobilisation a été quasiment nulle, alors qu’en temps ordinaire, les associations et partis kurdes sont les premiers à profiter des rassemblements pour faire entendre leur voix.
Si la crise devait faire chuter M. Erdogan, ce serait fort dommageable pour le processus de résolution politique du problème kurde, qui repose essentiellement sur les négociations engagées entre le premier ministre et le leader du PKK. Une rupture du plan de retrait des rebelles kurdes serait une catastrophe non seulement pour les Kurdes et les Turcs de Turquie, mais pour l’ensemble du Moyen-Orient, où les Kurdes constituent une dynamique fort active. Envisager une déstabilisation régionale est sans doute exagéré, mais les protestations de la rue pèsent déjà sur la politique extérieure turque, tout au moins sur l’image internationale du pays.
Le prestige dont jouit la Turquie dans le monde arabe et musulman, égal à l’aura personnelle de son premier ministre, est égratigné par la crise. C’est tout un mythe qui menace de s’écrouler, celui d’un pays musulman, gouverné par des islamistes modérés qui ont su concilier islam, démocratie et libéralisme économique. Ironiquement, Recep Tayyip Erdogan était en visite dans le Maghreb au moment des premières manifestations de la place Taksim, et on peut se demander si sa réaction excessive n’est pas liée au fait que les troubles ont gâché sa visite, dans ce Maghreb où il est habituellement accueilli en héros et où l’AKP a influencé les formations islamistes dans leur réforme et leur aggiornamento.
Etrangement, ce qui se passe en Turquie depuis le début juin est peut-être le signe que le modèle turc devient un vrai sujet de débat et gagne en substance démocratique. Il est intéressant de constater qu’un gouvernement islamo-conservateur est rappelé à l’ordre par une société civile qui refuse ses dérives autoritaires « à la Poutine ». Elle a atteint cette maturité, et la révolte en cours force désormais le gouvernement au respect de la démocratie consensuelle. M. Erdogan vient d’évoquer l’organisation d’un référendum local pour une décision concertée sur l’aménagement du parc Gezi, espérant ainsi étouffer la contestation. Cette concession valide l’hypothèse que le modèle turc a encore de belles années devant lui et offre un formidable laboratoire d’analyse sur la conciliation entre islam et démocratie. Une sortie de crise pacifique marquera pour la Turquie une nouvelle longueur d’avance sur le reste du monde musulman. Et il est fort à parier que les décideurs du monde arabo-musulman, qui suivent avec attention les événements turcs, considéreront le cas d’école turc dans la gestion de leur pays.
L’impact de la contestation sur la manière dont la Turquie se positionne en Syrie est plus embarrassant. Alors que la guerre civile en Syrie dure depuis plus de deux ans et a forcé à l’exil en Turquie près de 500 000 réfugiés, la Turquie a joué un rôle crucial dans l’organisation de l’opposition syrienne contre le régime de Bachar Al-Assad. Des débordements de représailles militaires ont touché le territoire turc et fait des victimes. Deux attentats, dont celui de Reyhanli, probablement liés à l’engagement turc en Syrie, ont aussi fait des dizaines de victimes. C’est depuis le territoire turc que des combattants étrangers entrent en Syrie pour combattre le régime. Or le principal promoteur de cet engagement turc en Syrie et le principal défenseur de l’opposition syrienne est M. Erdogan, ce qui lui a valu des critiques en Turquie.
Certains opportunistes ont profité des manifestations de la place Taksim pour faire entendre leur position sur la Syrie. Après la répression policière des manifestations de Taksim, le régime syrien, de manière cynique, a qualifié M. Erdogan de « terroriste maltraitant son peuple », lui renvoyant la critique qu’il avait lui-même utilisée pour suggérer à Bachar de quitter le pouvoir. Alors que l’armée syrienne se ressaisit et que la crise ne fait que s’aggraver, la position turque, malgré un programme humanitaire exceptionnel salué de tous, se trouve très affaiblie, rendant la tâche de la communauté internationale plus délicate encore.
La contestation souligne l’échec personnel de M. Erdogan, celui-là même qui a mené la Turquie sur la voie de la démocratisation depuis 2002. Sa dérive autoritaire vient d’être sanctionnée certes, mais la contestation n’enterre pas sa carrière politique. Tout au plus l’obligera-t-elle à réajuster son mode de gouvernement. Les effets néfastes à court terme de cette crise pourraient devenir des atouts bénéfiques à long terme pour le fonctionnement de la démocratie turque, pour peu que M. Erdogan fasse preuve de modestie et de concertation dans la gestion intérieure et extérieure des affaires du pays.
* Chercheur invité à la Carnegie Endowment for International Peace, Washington DC.
Il n’est pas question d’un « dérive » autoritaire d’Erdogan ! Celui-ci avait dès le début, clairement annoncé ce qu’il entendait de la démocratie: « un tramway » d’où l’AKP descendrait quand il arrive au bon arrêt. Donc, Erdogan continue le même chemin sans aucun dérive. Il considère tout simplement que le tramway est arrivé au bon arrêt et qu’il peut désormais en descendre. Aucune surprise!
Nur Dolay