Révoltes des pays émergents : quel interlocuteur ? 3 juillet 2013
Posted by Acturca in Russia / Russie, Turkey / Turquie.Tags: Alfredo G.A. Valladão, Brésil, contestation, Dilma Rousseff, Recep Tayyip Erdogan, Vladimir Poutine
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Le Figaro (France) no. 21434, mercredi 3 juillet 2013, p. 22
Alfredo G.A. Valladão
Le professeur de géopolitique de l’Amérique latine à Sciences Po * analyse le défi à relever par les politiques face à des formes de contestation non structurées.
Russie, Turquie et Brésil maintenant : ces manifestations de masse que l’on n’attendait pas constituent un véritable défi, non seulement pour les gouvernements mais aussi pour les partis, les syndicats, les élus et même les ONG. Mobilisées grâce aux réseaux sociaux à partir de revendications spécifiques et ponctuelles, elles n’ont pas de leaders et n’ont souvent même pas une conscience claire de ce qu’elles veulent. Dès lors, dans ce monde de réseaux électroniques, une question se pose : négocier quoi et avec qui ?
Confronté aux récentes manifestations à Rio, Sao Paulo et dans presque tout le pays, l’ex-président Lula a réagi comme le syndicaliste qu’il fut pendant des années : « Il faut négocier. » De son côté, la présidente Dilma Rousseff a proclamé qu’elle était prête à « recevoir les représentants du mouvement » . Le problème est que les partis politiques, y compris le Parti des travailleurs au pouvoir comme les groupes d’extrême gauche qui ont tenté de s’intégrer aux manifestations, ont été chassés et insultés, leurs banderoles brûlées. Les masses de jeunes descendus dans les rues refusent d’être récupérées par les politiques, du gouvernement ou de l’opposition.
Cette question de l’interlocuteur est d’autant plus brûlante que la colère dépasse vite les prétextes qui l’ont déclenchée – la hausse du prix des transports au Brésil ou la volonté de préserver le parc de Taksim à Istanbul. Le cœur de la contestation réside aujourd’hui dans un immense ras-le-bol des modes de gouvernance, le rejet généralisé de la classe politique, de la corruption, de l’autoritarisme, la peur du retour de l’inflation et le refus de systèmes de santé ou d’éducation défaillants… Aucun parti, syndicat ou ONG n’est en mesure de répondre à une grogne aussi générale et encore moins de la transformer en agenda de négociation avec les gouvernements. Surtout que les syndicats ont perdu leur ancienne légitimité de médiateurs. La première réaction de la démocrate Dilma Rousseff, acculée à répondre, aura été de réitérer la promesse, souvent faite depuis son arrivée au pouvoir, de tout arranger – avant de proposer un référendum sur une « réforme politique » , vieux serpent de mer toujours enterré par les politiciens brésiliens. Ce n’est pas non plus un hasard si l’autoritaire Erdogan tente de passer en force et si l’ex-KGBiste Poutine opte pour le bâton.
La recherche d’une solution passe par une modification profonde de la manière de gouverner, une réorientation des politiques publiques et l’abandon d’une culture politique enracinée dans le clientélisme sans complexe. Aucune classe politique n’est en mesure de le faire. Y compris en Europe, où les timides réformes engagées ne sont pas de nature à répondre à la révolte des « indignés » ou à la radicalisation, souvent dangereuse, des opinions… Ce fossé grandissant entre société et pouvoir politique, ajouté à la liberté et à l’autonomie de s’organiser spontanément par le biais des réseaux sociaux, mine peu à peu la légitimité et la capacité d’agir des États nations. L’économie globalisée de ce début de XXIe siècle a déjà réduit drastiquement les possibilités d’action des politiques publiques. Aucun gouvernement, même dans les États les plus puissants, ne peut régler les problèmes économiques et sociaux dans un cadre strictement national. Ni Brasilia, ni Ankara, ni Madrid, ni Pékin n’ont de réponse à ce mal-être de leurs communautés nationales. Mais aucun gouvernement mondial n’est envisageable – une bonne chose car il ne pourrait être qu’un pouvoir ultra-autoritaire. Quant à la coopération entre États nations, elle est encore insignifiante. L’affrontement entre société civile et pouvoir politique ne peut donc que s’accentuer, dans le monde entier. D’autant que chaque mobilisation dans un pays devient source d’inspiration pour les autres. Et on est en droit de se demander quand la mobilisation des Brésiliens fera tache d’huile en Amérique latine.
Ces nouvelles formes d’expression politique spontanée, qui ont le mérite de renforcer le contrôle des populations sur ceux qui prétendent les représenter, ne sont pas seulement positives. Privées de représentants légitimes, elles peuvent dériver vers un populisme autoritaire, de droite comme de gauche – alternative pire encore que la situation actuelle. Surtout si les frustrations sociales ne sont pas traduites en projets de pouvoir. Les classes politiques des pays démocratiques sont aujourd’hui confrontées à un défi qui détermine aussi leur propre survie : transformer profondément leur manière d’être et de gouverner ou être balayées par des révoltes globalisées, électroniques et permanentes.
* Paris School of International Affairs (PSIA).
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