Turquie : complots sur le Bosphore 22 septembre 2013
Posted by Acturca in Turkey / Turquie, Turkey-EU / Turquie-UE.Tags: AKP, démocratie, Jeux olympiques d'été de 2020, Kemal Dervis, Parc Gezi, Recep Tayyip Erdogan
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Le Monde (France) vendredi 20 septembre 2013, p. 24
par Alain Frachon
Istanbul a perdu les Jeux olympiques de 2020, mais, grâce au premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, elle va gagner une médaille d’or : capitale mondiale du complot. Pas comme elle l’était du temps de la guerre froide, avec belles espionnes russes traversant le Bosphore en Riva pour aller séduire quelque agent occidental au pied du Topkapi. Non, il s’agit cette fois d’affaires plus subtiles, ourdies depuis l’étranger, et notamment l’Europe, pour déstabiliser la Turquie et le bouillant Erdogan.
Au pouvoir depuis dix ans, le chef du parti AKP, formation islamo-conservatrice, voit des « complots » partout. Chaque difficulté du pays s’explique par quelque manigance venue d’ailleurs. D’Istanbul, où il réside au moins aussi souvent qu’à Ankara, la capitale politique, il lance ses réquisitoires à la mitraillette.
Les manifestations printanières du parc Gezi, place Taksim à Istanbul? Un « complot » des ennemis de la Turquie, du Parlement européen ou des hôteliers de la place (qui ont abrité des manifestants suffoquant sous les gaz lacrymogènes) ou encore de la presse étrangère. C’est selon les jours et les humeurs du premier ministre.
Les remous financiers que connaît la Turquie au moment où la Réserve fédérale américaine annonce un raffermissement de sa politique monétaire? Un « complot du groupe de pression des taux d’intérêt ». Les malheurs du « printemps arabe », en Egypte notamment? Un « complot » des Occidentaux, et particulièrement des Européens, qui n’ont pas assez soutenu les Frères musulmans – cousins très éloignés de l’AKP. Même chose pour la tragédie syrienne, imputée à l’inaction des Etats-Unis et des Européens…
Trêve de plaisanterie : M. Erdogan fantasme. La crise de complotite aggravée dont il souffre témoigne d’une dérive autoritaire inquiétante. Celle d’un homme qui ne supporte pas la contradiction et, son troisième mandat consécutif finissant, gouverne plus en pacha qu’en démocrate. D’où la reprise sporadique ces jours-ci des manifestations anti-Erdogan dans quelques grandes villes du pays.
Mais les errements du premier ministre traduisent un malaise turc plus profond. Le grand chambardement en cours au Proche-Orient affecte la Turquie. Elle se vantait de n’avoir pas d’ennemis à ses frontières. Depuis les « printemps arabes », elle en a. Puissance sunnite, elle s’est brouillée avec « l’axe chiite » : Damas, Téhéran, Bagdad. Après avoir tenté une médiation, rejetée par Bachar Al-Assad, Ankara a décidé d’apporter un soutien actif à la rébellion syrienne. Généreuse, la Turquie accueille plus d’un demi-million de réfugiés. Mais ses 900 kilomètres de frontière avec la Syrie sont devenus une zone à risques.
En toile de fond des « complots » imaginés par M. Erdogan, il y a aussi l’Europe. Surtout ne pas croire les discours officiels volontiers fanfaronnés sur place : tant pis pour vous Européens vieillissants, en récession et mal remis de la crise de l’euro, si vous ne voulez pas de la Turquie, économie brillante et parfaitement intégrée à la mondialisation – vous auriez aujourd’hui plus besoin de nous que nous de vous! La vérité est que les Turcs vivent mal, et ils ont raison, le jeu de dupes qui s’est installé entre eux et l’Union européenne. Ils sont amers et le disent.
Régression démocratique
D’un côté, on fait semblant de poursuivre une négociation d’adhésion ouverte en octobre 2005. Elle balbutie du fait, notamment, des réticences de l’Allemagne et de la France, mais elle continue. De l’autre, à Paris comme à Berlin, on laisse entendre que la Turquie n’a pas vocation à entrer dans l’Union. Un festival d’hypocrisie européenne!
Les Turcs n’y croient plus. Ils pensent que l’UE ne les acceptera pas, quoi qu’ils fassent. Motifs : ils sont trop nombreux (75 millions), à cheval sur l’Europe et l’Asie, enfin, surtout, musulmans. Pourtant, les turbulences d’un monde arabe en fusion ramènent les Turcs vers l’UE – l’Europe, comme un espoir toujours déçu, mais jamais vraiment enterré. Et l’UE, qui s’est perdue dans un élargissement sans fin, peut moins que jamais négliger « l’atout turc » : une des économies les plus dynamiques du monde et un appui stratégique en Méditerranée orientale. Impasse?
Il y a une « porte de sortie », expliquait, la semaine dernière à Istanbul, le très talentueux Kemal Dervis. Il parlait en sa qualité de vice-président de l’Institut du Bosphore, un centre d’études franco-turc et pro-européen. Ancien ministre des finances, Kemal Dervis est le père du miracle économique turc. On voudrait la Turquie dans l’Union ne serait-ce que pour une raison : imaginer la candidature d’un homme de cette envergure intellectuelle à la présidence de la Commission…
L’UE paraît devoir s’organiser en deux cercles de plus en plus distincts, observe-t-il : le cercle étroit, condamné au fédéralisme, de la zone euro; celui, plus lâche, de tous les autres membres. C’est dans ce deuxième cercle, moins intégré, plus dilué, que la Turquie pourrait trouver sa place. Comme la Grande-Bretagne, non membre des accords de Schengen sur la libre circulation, mais pleinement membre du marché unique.
La perspective renaissante d’une adhésion à l’UE relancerait la démocratisation de la Turquie. Celle-ci est aujourd’hui en voie de régression avancée, comme le montre l’impitoyable répression du mouvement de la place Gezi. Elle est ordonnée par un Recep Tayyip Erdogan qui paraît aujourd’hui prioritairement occupé à détricoter tout ce qu’il a réalisé ces dernières années!
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