Portrait. Bülent Arinç, Un ministre face au « sultan » 12 décembre 2013
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Le Monde (France) jeudi 12 décembre 2013, p. PEH7
Géo & Politique
Guillaume Perrier, Istanbul, correspondance
Entre le vice-premier ministre turc et le chef du gouvernement, Recep Tayyip Erdogan, le divorce semble consommé.
Démissionner, le vice-premier ministre turc, Bülent Arinç, y a souvent pensé. La dernière fois, c’était mi-novembre, alors que le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, venait de lancer une nouvelle polémique en estimant, dans une réunion à huis clos avec les membres de son parti islamo-conservateur, l’AKP (Parti de la justice et du développement), qu’il fallait légiférer contre la mixité dans les foyers étudiants.
Interrogé quelques jours plus tard, M. Arinç, qui est aussi le porte-parole du gouvernement, a démenti une telle intention : « Le premier ministre n’a pas de projets en ce sens. » Pourtant, dès le lendemain, M. Erdogan désavouait sans ménagement son bras droit. « Nous avons reçu des renseignements qui indiquent que des garçons et des filles partagent des logements. Nous ne savons pas ce qui se passe à l’intérieur. Tout peut arriver » , a-t-il déclaré, confirmant son intention d’y mettre le nez.
Humilié, M. Arinç s’est alors livré de manière inhabituelle, dans un entretien à la télévision d’Etat (TRT). « Je ne devrais pas être ignoré. Je ne suis pas juste un ministre. J’ai mes propres prérogatives, je ne suis pas un ministre qui se contente d’occuper un fauteuil » , a-t-il lâché, amer. Pour la première fois, l’un des hommes liges de l’AKP a fait publiquement état de ses désaccords avec le chef du gouvernement, qui règne sur la vie politique turque depuis dix ans.
Des divergences, il y en a toujours eu entre les deux hommes. En 2003, lorsque le Parlement, présidé par M. Arinç, refusa de voter le droit à l’armée américaine d’utiliser le sol turc pour intervenir en Irak. Ou en 2007, au moment de désigner le candidat à la présidence de la République. Mais la mésentente a pris une tournure plus frontale depuis l’éruption du mouvement de contestation de la place Taksim, au printemps. Au cours de la première semaine d’occupation, M. Erdogan s’était absenté plusieurs jours pour une tournée au Maghreb. Bülent Arinç en avait profité pour faire entendre une voix plus modérée, exprimant des excuses pour « l’usage excessif de la force » . Mais dès son retour, le premier ministre avait repris la main et maintenu sa ligne intransigeante. M. Arinç, désavoué, avait déjà songé à démissionner.
L’affront est de taille pour M. Erdogan, habitué à compter sur des subordonnés dociles. De six ans son aîné, Bülent Arinç, 65 ans, est l’un des cadres de l’AKP depuis sa fondation en 2001, l’un de ceux sur qui le premier ministre s’est toujours appuyé. Président de l’Assemblée nationale (2002-2007) puis vice-premier ministre et porte-parole, il occupe un rôle-clé dans l’équilibre des sensibilités au sein du parti.
Avocat de formation, M. Arinç est réputé plus démocrate, plus consensuel que son autoritaire « sultan » . Son style, placide et poli, est en tout cas aux antipodes de celui de son chef. Issu comme MM. Erdogan et Gül de la mouvance islamiste, il a milité, dans les années 1970, dans les organisations de jeunesse du Milli Görüs (« vision nationale »), la matrice de l’islam politique turc créée par Necmettin Erbakan. Puis il a patiemment gravi les échelons, devenant député du Refah, le Parti de la prospérité, en 1995, dans sa ville de Manisa (Ouest). Un mandat à chaque fois renouvelé depuis.
Sa carrière parlementaire a pourtant failli tourner court. Dès 1997, M. Arinç a été à deux doigts d’abandonner la politique. Non pas à cause du coup d’Etat « postmoderne » réalisé par les militaires qui décapita le gouvernement islamiste de l’époque et qui aboutit à la dissolution de son parti. Mais en raison d’un drame personnel.
Dans sa circonscription, Bülent Arinç avait pris l’habitude d’emmener avec lui son jeune fils Fatih, 17 ans, pour les cérémonies d’inauguration ou les séances de serrage de mains. Un jour, le jeune garçon quitte le cortège officiel et monte dans une voiture pour rentrer à la maison. Une demi-heure plus tard, le député apprend qu’une voiture est passée sous un train au passage à niveau. Son fils était à l’intérieur. Pour beaucoup, la personnalité de M. Arinç, son langage, qui exprime à la fois douceur et lassitude, ont été façonnés par ce drame.
Au-delà de l’opposition de caractères, le divorce entre MM. Erdogan et Arinç est le signe d’une fracture idéologique au sein de l’AKP. Entre les partisans du premier ministre, d’un côté, et les proches de la confrérie Gülen, de l’autre. Fethullah Gülen, un imam prédicateur exilé depuis 1999 aux Etats-Unis, est à la tête d’un vaste réseau d’écoles et de fondations qui s’étend dans une centaine de pays. Il prône un islam conservateur dans une société moderne et une Turquie arrimée à l’Occident.
Influent dans la police, la justice, les milieux économiques et les médias, le mouvement religieux a soutenu de tout son poids l’ascension de l’AKP, mais s’oppose aujourd’hui à la dérive populiste de M. Erdogan. M. Arinç, considéré comme l’un des représentants non officiels de cette sensibilité, a récemment admis sa proximité avec M. Gülen.
Il reste environ un an, au plus, à Bülent Arinç pour jouir de sa liberté de parole. En 2015, le grognard de l’AKP passera la main. Après trois mandats consécutifs comme député, il prendra sa retraite, a-t-il annoncé dans son interview confession. Une façon aussi de rappeler l’un des principes fondateurs du parti : ne pas excéder trois mandats successifs. Principe que s’apprête à enfreindre M. Erdogan.
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