Turquie : Erdogan opte pour la manière forte 27 décembre 2013
Posted by Acturca in Economy / Economie, Turkey / Turquie.Tags: AKP, Dorothée Schmid, Fethullah Gülen, Nedim Gürsel, Recep Tayyip Erdogan, Yusuf Ziya Irbeç
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Les Echos (France) no. 21593, vendredi 27 décembre 2013, p. 4
Virginie Robert
Fragilisé, le Premier ministre resserre l’étau sur la police et la justice. La livre turque a continué de chuter hier, de même que la Bourse.
Déstabilisé, fragilisé par des affaires de corruption, Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc, a choisi l’offensive. Il a limogé la moitié de son gouvernement, sacqué le procureur chargé des enquêtes de corruption et lancé une chasse aux sorcières dans la police. En espérant que cela suffira à arrimer son pouvoir. « Au lieu de chercher les raisons profondes du mécontentement et de la corruption, il attaque », observe l’écrivain Nedim Gürsel, directeur de recherche au CNRS.
Le gouvernement tangue depuis le 17 décembre, quand une vague d’arrestations a mis au grand jour des affaires de corruption visant des proches du parti du Premier ministre. Les délits évoqués vont de la vente illégale d’or à l’Iran à des pots-de-vin dans des affaires immobilières. Une situation malvenue pour l’AKP, dont le nom signifie blanc et pureté. Ce dernier s’était engagé, lors de sa création en 2001, à mettre fin au climat corrompu de la précédente administration.
Mercredi, 3 ministres ont été contraints de démissionner parce que leurs fils avaient été interrogés sur ces affaires. Dans la soirée, à peine revenu du Pakistan, le Premier ministre a annoncé un remaniement et le limogeage de la moitié du gouvernement. « Il a choisi des hommes qui lui seront obéissants. Il n’y aura aucune discussion dans le parti », assure Yusuf Ziya Irbeç, un député du parti MHP à Antalya, qui est dans l’opposition. Parmi les nouveaux membres du gouvernement Efkan Ala, le ministre de l’Intérieur, est un très proche du Premier ministre. Le ménage s’est poursuivi hier : « Le procureur d’Istanbul Muammer Akkas s’est vu retirer l’enquête sur les trafic d’influence et la corruption, il a dit qu’il avait subi trop de pressions pour continuer », raconte Yusuf Ziya Irbeç.
Quelques jours auparavant, Tayyip Erdogan avait déjà commencé à purger les forces de police – soupçonnées d’agir sur l’ordre de la confrérie du prêcheur Fethullah Gülen, installé aux Etats-Unis. La lutte est ouverte avec cet ancien allié. Elle a démarré après que le gouvernement a décidé de ne plus soutenir les établissements de soutien scolaire privés, qui sont l’une des sources de revenus de la puissante confrérie.
« Situation de plus en plus fragile »
Tout le monde s’interroge désormais sur l’avenir d’Erdogan et sur celui du modèle turc en général : une démocratie au gouvernement islamo-conservateur qui a montré près de onze ans d’ouverture économique qui l’ont propulsé au 17e rang mondial en termes de PIB. Les marchés n’ont pas été rassurés par les dernières mesures du gouvernement. Ils ont fermé une nouvelle fois en baisse hier (- 2,1 %), alors que la livre turque a chuté de 1,8 % par rapport au dollar, pour tomber à 2,12 livres pour 1 dollar.
Depuis cet été, et les manifestations du parc de Gezi contre un régime de plus en plus autoritaire, le Premier ministre a perdu la coalition qui l’avait mené au pouvoir, regroupant nationalistes, islamistes et libéraux. Depuis le jour de Noël, une scission s’est ouverte dans son propre parti : le ministre de l’Environnement, Erdogan Bayraktar, a réclamé la démission du Premier ministre – un fait quasi inimaginable. Et il y a désormais la lutte au couteau avec Gülen. « La situation est de plus en plus fragile », constate Yusuf Ziya Irbeç. « C’est une grande déception. Il y a un Etat dans l’Etat. la justice n’est pas indépendante, le régime est de plus en plus autoritaire et la perspective européenne se perd », regrette l’écrivain Nedim Gürsel.
Dorothée Schmid : « Il y a tous les éléments pour polariser le paysage entre pro et anti-Erdogan »
Propos recueillis par Virginie Robert
Interview Dorothée Schmid, chercheur à l’Ifri
Faut-il voir dans ce scandale de corruption une tentative de déstabilisation de Tayyip Erdogan ?
C’est indéniable. C’est un nouvel épisode de la guerre entre AKP, le parti au pouvoir, et les Gülenistes, les zélateurs du prêcheur Fethullah Gülen. Erdogan a su tirer son épingle du jeu après les manifestations de la place Taksim l’été dernier. Mais ce deuxième épisode le fragilise sérieusement, lui qui veut dégager une image d’invincibilité et de réussite permanente. Le fait qu’il soit menacé par une confrérie occulte est néanmoins dommage. Cela souligne l’incapacité des partis d’opposition classiques à agir.
La corruption a-t-elle beaucoup progressé en Turquie ?
En fait, il y a beaucoup plus d’argent. Les montants sont plus importants et les acteurs au pouvoir ont un peu perdu la tête. Vis-à-vis de l’Iran, on voit bien que la Turquie se place toujours un peu hors du jeu occidental. Les sanctions contre l’Iran ont été l’occasion d’augmenter les trafics. Il y a aussi une forte spéculation immobilière. Elle fait rage et a été le déclencheur de la crise de Taksim. La contestation sociale et politique de l’époque montrait aussi que le niveau de spéculation était au-delà du soutenable. Il y a beaucoup d’histoires de commissions occultes, de règles du jeu qui changent tout le temps sur les marchés publics. L’ambiance aujourd’hui est celle d’une économie malsaine.
La police s’en est pris aux fils de ministres, cela veut dire qu’une minorité se partage les prébendes ?
On accuse Erdogan d’avoir mis la main sur l’économie turque et de la réserver à ses proches. En Turquie, l’institution familiale est sacrée. Toucher les ministres via leurs familles, c’est leur jeter l’opprobre et par ricochet l’opprobre sur l’ensemble du gouvernement.
Est-ce le début du déclin pour l’AKP ?
L’AKP était jusqu’à présent un parti attrape-tout qui avait une grande capacité à rallier les nouvelles élites turques. Le Premier ministre doit maintenant effectuer un nettoyage assez sévère pour réhabiliter l’image du parti. Lorsque Erdogan Bayraktar a demandé la démission du Premier ministre, on peut se demander s’il n’y a pas eu une faille dans la discipline du parti.
Comment cette situation peut-elle évoluer ?
Si l’on ajoute ce scandale de corruption aux manifestations de la place Taksim, on voit bien qu’il y a tous les éléments pour polariser le paysage entre pro et anti-Erdogan. Il conserve toujours un noyau dur de partisans très fidèles et les élections municipales seront l’occasion de voir jusqu’où ils sont prêts à le soutenir. Il faut que le parti retrouve ses marques. En face, l’opposition assiste impuissante aux règlements de comptes entre islamistes.
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