La justice victime d’un duel au sommet de l’État turc 16 janvier 2014
Posted by Acturca in Turkey / Turquie.Tags: Ahmet Şık, AKP, Conseil supérieur des juges et des procureurs (HSYK), Fethullah Gülen, justice, Recep Tayyip Erdogan, Zekeriya Öz
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Le Figaro (France) no. 21600, jeudi 16 janvier 2014, p. 7
Laure Marchand, Istanbul
Le bras de fer entre le premier ministre et le chef de l’influente confrérie Gülen accentue l’instrumentalisation des juges.
La Grande Assemblée nationale de Turquie a vu s’échanger des coups de pieds et de poings, voler des documents, des bouteilles d’eau et même un iPad. Ces derniers jours, la réforme controversée du Conseil supérieur des juges et des procureurs (HSYK), que le premier ministre Recep Tayyip Erdogan cherche à faire passer en force afin d’en reprendre le contrôle, échauffe les esprits des parlementaires. à tel point qu’une ambulance a même stationné par précaution devant le bâtiment.
La bagarre dans les travées parlementaires est surtout révélatrice, outre du sens civique limité des députés turcs, de l’état de la justice, transformée en champ de bataille. Le gigantesque scandale politico-financier qui met en difficulté le chef du gouvernement souligne le mal persistant qui ronge la démocratie turque, l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir politique.
De faux airs d’opération « mains propres »
Affaires de corruption dans l’immobilier, pots-de-vin lors de transactions illégales avec l’Iran ou appels d’offres truqués dans les chemins de fer turcs… Les enquêtes touchant les proches d’Erdogan font de prime abord penser à une opération « mains propres » à la turque. Mais la confrérie religieuse de Fethullah Gülen, très influente au sein de la justice et de la police, est soupçonnée d’en être à l’origine. « Si les accusations sont vraies, croire que l’objectif est de lutter contre la corruption est ridicule, les partisans de Gülen ont juste attendu le bon moment pour les sortir, en fonction de leurs propres intérêts » , explique Gareth Jenkins. Chercheur au Central Asia-Caucasus Institute, il est l’un des premiers à avoir dénoncé des incohérences dans les procès ayant conduit à la condamnation de centaines d’officiers. Là encore, le puissant réseau musulman est suspecté d’avoir fabriqué de fausses preuves. Fethullah Gülen, un ancien imam réfugié en Pennsylvanie, est désormais en guerre ouverte avec le premier ministre, son ancien allié, pour la possession des rouages de l’État.
Pour tenter de discréditer l’ « empire de la peur » instauré par son ennemi, – ainsi s’est-il exprimé mercredi devant les ambassadeurs turcs – Recep Tayyip Erdogan s’est dit prêt à rejuger les militaires. Là encore, pas parce qu’il découvre que certains des condamnés n’ont rien à faire derrière les barreaux, « mais parce qu’il pense que les militaires ont compris la leçon et qu’il n’y a donc pas de risque à les libérer » , ajoute Gareth Jenkins. Les procès « Ergenekon » et « Masse du forgeron » ont permis aux civils de mettre l’armée sous tutelle politique.
Cette instrumentalisation de la justice est mise à nu par l’affrontement de deux camps, mais c’est une tradition de la République turque. La justice n’a jamais été indépendante du politique. Avant qu’elle ne soit sous la coupe des islamo-conservateurs, elle était sous celle de l’armée et de magistrats gardiens de l’héritage kémaliste et auxiliaires des militaires. Leur dernière intervention, ratée, date de 2008, quand l’AKP avait évité de justesse une interdiction pour « activités anti-laïques » par la Cour constitutionnelle. « Au début de la République, les tribunaux d’indépendance ont permis de pendre les opposants de Mustafa Kemal, après le coup d’État de 1960, les responsables du Parti démocrate (le premier ministre Adnan Menderes et deux ministres, NDLR) ont également été pendus, et que dire du cirque judiciaire qui a suivi celui de 1980 » , énumère Samim Akgönül, historien à l’université de Strasbourg. On est passé d’un contrôle des institutions par un establishment kémaliste à celui par un parti politique. Et de façon encore plus restrictive, par une formation aux ordres d’un seul homme, Recep Tayyip Erdogan.
La volonté de reprendre en main le HSYK est d’autant plus révélatrice de l’assujettissement de la justice qu’une réforme adoptée en 2010 avait permis de renforcer son indépendance. La modification du système de nomination rapprochait son fonctionnement des standards européens.
Pour l’instant, les rappels à l’ordre de Bruxelles glissent sur le gouvernement turc, comme la pluie sur le ciré d’un marin. La Commission européenne réclame une enquête « impartiale » et rappelle le B.A.-BA d’une candidature d’adhésion : « le respect de l’État de droit » . Si l’instrumentalisation de la justice est une composante de la République turque, les réformes engagées depuis plus d’une décennie pour faire partie du cercle européen étaient censées rectifier ces défauts structurels. « Hélas, les négociations d’adhésion n’ont pas constitué un levier suffisant, les améliorations n’avaient d’existence que sur le papier car l’habitus politique est trop fort, se désole Samim Akgönül. Les derniers événements révèlent un échec extraordinaire. »
Ahmet Sik, le journaliste qui gêne la confrérie
Ahmet Sik soulève, un peu gêné, sa casquette grise… Les points de suture ont laissé une légère cicatrice sur son crâne, « la seule séquelle » de la nuit du 31 mai 2013, sourit-il. En première ligne lors de la révolte contre les dérives autoritaires du gouvernement qui a explosé au printemps dernier, le célèbre journaliste d’investigation turc a été atteint par une grenade lacrymogène, tirée à dix mètres par un policier. Sa tête ensanglantée avait fait la une des journaux, symbole de la violence des forces de l’ordre. « Ce sont les risques du métier dans un pays où la démocratie est faible. » Âgé de 43 ans, Ahmet Sik en a souvent pris.
« Cela ressemble à une guerre nucléaire. Dans ce cas, il n’y a aucun gagnant, surtout pas la démocratie. » Ahmet Sik
L’Armée de l’imam, sa dernière enquête, lui a valu 375 jours de prison. Avant même la publication de cet ouvrage dans lequel il décrypte l’infiltration dans la police et la justice de la confrérie de Fethullah Gülen – aujourd’hui soupçonnée d’être derrière les enquêtes anticorruption qui visent l’entourage du premier ministre -, les policiers sont venus l’arrêter à son domicile le 3 mars 2011. « Qui y touche se brûle ! » , a-t-il eu le temps de hurler, en référence au réseau occulte, avant d’être embarqué.
Près de deux ans après sa libération, Ahmet Sik est plus que jamais convaincu que son emprisonnement a été motivé par ses révélations sur les manoeuvres des gülenistes dans le démantèlement du réseau Ergenekon – un groupe ultranationaliste condamné pour tentative de putsch contre le gouvernement islamo-conservateur. « Si la confrérie ne trouve pas de faille pour écarter ceux qui la gênent, elle en invente, assène-t-il. Policiers pro-Gülen, procureurs pro-Gülen, juges pro-Gülen… Les personnes arrêtées sont prises dans une chaîne contrôlée par la Cemaat (autre nom donné à la confrérie, NDLR). » Ahmet Sik s’est retrouvé accusé d’appartenance à Ergenekon. Il risque toujours 15 ans d’emprisonnement même si les charges contre lui sont apparues depuis lors totalement farfelues. Zekeriya Öz, le procureur qui a déclenché les poursuites à son encontre, est celui qui a lancé les raids anticorruption dans l’entourage de Recep Tayyip Erdogan. Selon le premier ministre, le magistrat agit en sous-marin de Fethullah Gülen. Il a été suspendu.
Le gouvernement a entamé un grand nettoyage dans la police. Pour Ahmet Sik, c’est le tonneau des Danaïdes : « Deux mille chefs ont déjà été mutés mais certains postes avaient déjà vu défiler quatre, cinq responsables, toujours à cause de soupçons d’appartenance à la Cemaat. La tâche est sans fin, cela fait quarante ans que cette organisation, horizontale et verticale, a commencé son entrisme. » Le journaliste avale une gorgée de café et tient à préciser qu’il n’a rien contre ses adeptes. « Certains sont sincères, j’ai même des cousins qui en sont, le problème c’est la bande à l’intérieur de l’État. »
Après L’Armée de l’imam, il travaille à une enquête sur la guerre entre la confrérie et le premier ministre. Il fait une pause dans la rédaction pour observer l’affrontement actuel. « Je ne m’attendais pas à une telle violence, cela ressemble à une guerre nucléaire. Dans ce cas, il n’y a aucun gagnant, surtout pas la démocratie. »
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