La Turquie moderne est née à Gallipoli 16 janvier 2014
Posted by Acturca in History / Histoire, Turkey / Turquie.Tags: Angleterre, ANZAC, Australie, Çanakkale, Empire Ottoman, Gallipoli, Guerre, Mustafa Kemal Atatürk, Nouvelle-Zélande
trackback
Le Monde (France) jeudi 16 janvier 2014, p. SPA3
Spécial ~ Europa les lieux de conflits
Jose Miguel Calatayud (El Pais) Çanakkale, Envoyé spécial
Cent vingt mille hommes sont enterrés sur les lieux de la bataille. C’est un matin d’hiver froid et radieux. Le ferry fend paresseusement les eaux du détroit des Dardanelles de Çanakkale vers Eceabat, dans la presqu’île de Gallipoli, sur la côte nord-ouest de l’actuelle Turquie. Le navire transporte quelques voitures, des cars, et quelques rares passagers qui contemplent la mer presque vide.
Le tableau est radicalement différent de celui d’un autre matin d’hiver, celui du 19 février 1915. Ce jour-là, les cuirassés britanniques et français commencèrent à bombarder les forts que l’Empire ottoman, allié des puissances centrales, avait établis de part et d’autre du détroit.
Les Alliés voulaient contrôler les Dardanelles et ouvrir la route vers Constantinople sur le Bosphore. Leur grande offensive navale aurait lieu un mois plus tard. Dix-huit cuirassés, escortés de croiseurs et de destroyers, cherchèrent à gagner la partie plus étroite de la passe. Bilan : trois cuirassés coulés et trois autres endommagés.
Les Alliés décidèrent alors d’attaquer par la terre. Le 25 avril, des troupes britanniques débarquèrent à l’extrême sud de la presqu’île. Des forces australiennes et néo-zélandaises, réunies sous le sigle anglais Anzac (Australian and New Zealand Army Corps), prirent pied, elles, sur une étroite plage de la côte ouest, qui sera baptisée Anzac Cove.
Près d’un siècle plus tard, en ce jour de décembre, la presqu’île de Gallipoli accueille le ferry entre froid et vent, dans un décor de petites plages escarpées et de chemins qui serpentent dans les collines recouvertes de pins. Et de tombes.
Pierres tombales blanches, petits monuments et imposants mémoriaux surgissent de part et d’autre des chemins, en lignes continues, pour former 32 cimetières dans lesquels reposent des soldats des forces alliées. S’ajoutent à ces tombes pas moins de 28 fosses communes, dans lesquelles les troupes ottomanes enterrèrent leurs propres soldats tombés au combat.
Le jour du débarquement, les Turcs parvinrent à résister aux assaillants mais, à Anzac Cove, ils se trouvèrent bientôt à court de munitions. Un lieutenant-colonel de 34 ans, Mustafa Kemal, harangua alors ses troupes en ces termes : « Je ne vous ordonne pas de combattre, je vous ordonne de mourir. Le temps que prendra notre mort permettra à d’autres soldats et à d’autres commandants d’avancer et de venir prendre notre place. » Ses hommes, armés de seules baïonnettes, se lancèrent à la rencontre des Australiens et des Néo-Zélandais, dont l’attaque fut contenue.
Au lendemain du conflit, Kemal devait conduire les Turcs dans leur guerre d’indépendance contre les Alliés. Et, en 1923, il deviendrait le fondateur de la République turque sous le nom d’Atatürk, ou « Père des Turcs » . Aujourd’hui, la Turquie commémore la défense ottomane de Gallipoli comme le moment-clé qui donna naissance à l’idée moderne de son actuelle république.
Pendant la campagne, une trêve permit aux Australiens et aux Néo-Zélandais de fraterniser avec les Turcs, nouant ce qui deviendrait l’amorce d’une amitié particulière. La souffrance partagée finit par entraîner des gestes de camaraderie entre combattants. Les Turcs lançaient des dattes et des douceurs de l’autre côté du no man’s land. Les Alliés répondaient en jetant des boîtes de corned beef et des cigarettes.
« La campagne de Gallipoli est devenue quelque chose de très important dans la psyché australienne alors que nous étions encore un pays jeune, désireux de montrer à la mère patrie que nous avions atteint la majorité » , analyse Nicholas Segi, consul d’Australie à Çanakkale. Une impression qu’il étend à ses voisins néo-zélandais.
Çanakkale et la presqu’île de Gallipoli sont devenues des lieux de pèlerinage. Le 25 avril, jour du débarquement, est pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande le jour de l’Anzac, une fête nationale qui commémore la campagne et que l’on célèbre par des cérémonies officielles aussi à Gallipoli. La Turquie mais aussi les Océaniens font remonter à cette campagne la naissance de leurs nations respectives.
En 1915, vaincus par la résistance turque et l’âpreté des combats, les Alliés finirent par évacuer la presqu’île entre décembre et janvier. Bien que les chiffres exacts ne soient pas connus, on estime à quelque 250 000, de chaque côté, le nombre d’hommes tués au combat ou par la maladie. Au total, un demi-million de morts, dont 120 000 sont enterrés à Gallipoli.
« Vous les héros, qui avez versé votre sang et donné votre vie, vous êtes enterrés à jamais dans la terre d’un pays ami. Vous pouvez reposer en paix. Pour nous, il n’y a pas de différence entre les Johnny et les Mehmed qui reposent côte à côte dans ce pays qui est le nôtre » , écrivit Atatürk, en 1934, pour commémorer la bataille.
La nuit est tombée. Le ferry est reparti vers Çanakkale. Une énorme inscription illuminée sur l’une des collines déchire l’obscurité. Ce sont les paroles du poète turc Necmettin Halil Onan :
« Arrête-toi, voyageur!
Tu foules une terre
Qui a vu la fin d’une ère. »
Commentaires»
No comments yet — be the first.