L’enjeu des nouvelles réserves de gaz en Méditerranée orientale 1 avril 2014
Posted by Acturca in Energy / Energie, EU / UE, Middle East / Moyen Orient, Russia / Russie, South East Europe / Europe du Sud-Est, Turkey / Turquie, USA / Etats-Unis.Tags: Chypre, Egypte, gaz, Grèce, Igor Delanoë, interview, Israël, Syrie
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L’Opinion (France) 1 avril 2014, p. 8
La fabrique de l’Opinion ~ L’invité du 14Bassano
Interview Jean-Dominique Merchet
Igor Delanoë : « Ces ressources énergétiques sont trop petites pour changer la donne, mais assez importantes pour peser sur les conflits locaux »
En arrière-plan des conflits au Proche-Orient, de nombreux experts estiment que l’un des grands enjeux est celui des réserves de gaz récemment découverts en Méditerranée orientale. Ces ressources offshore seront en priorité exportées vers l’Europe, mais la zone est située en plein cœur des affrontements politiques ou militaires : Gaza, Israël, Liban, Syrie, Turquie, Chypre, Grèce.
Le bassin du Levant est-il vraiment un nouvel eldorado énergétique ?
D’une superficie de 83 000 km2, le bassin du Levant posséderait des réserves estimées, par l’US Geological Survey, à 1,7 milliard de barils de pétrole, et surtout à 3 452 milliards de mètres cubes (mmc) de gaz naturel. Si ces réserves sont susceptibles de favoriser, au niveau régional, l’indépendance énergétique de certains pays, voire d’en faire des exportateurs de gaz, Israël et Chypre notamment, elles ne devraient pour autant pas bouleverser la donne énergétique mondiale. Les réserves énergétiques du Levant impacteront moins le marché mondial du gaz que l’exploitation du gaz de schiste aux Etats-Unis. Ces réserves en Méditerranée orientale représentent environ 1 % des réserves mondiales totales prouvées en gaz naturel et en pétrole. A titre de comparaison, cela place cette région à un niveau légèrement inférieur à celui des réserves gazières irakiennes. Le Levant se situe ainsi très loin derrière l’Iran (18 % des réserves mondiales de gaz naturel), la Russie (17,6 %) ou le Qatar (13,4 %). Pour le pétrole, les réserves du Levant se situent aussi à un niveau nettement inférieur à celles disponibles en Afrique du Nord, par exemple, où elles sont évaluées à 65 milliards de barils. On peut donc dire que les ressources énergétiques du Levant sont trop petites pour changer la donne énergétique mondiale, mais qu’elles sont suffisamment importantes pour peser sur la géopolitique de la Méditerranée orientale et du Proche-Orient.
Quels sont les acteurs en présence ?
Les acteurs concernés sont d’une part les pays riverains du bassin du Levant, Turquie incluse, et d’autre part, des acteurs étrangers, dont la Russie, l’Union européenne et les EtatsUnis. Les deux « poids lourds » énergétiques en Méditerranée orientale sont Israël pour ses réserves en gaz offshore, et la Syrie pour celles en pétrole. Les réserves gazières prouvées d’Israël sont d’environ 792 mmc, mais selon certaines estimations, elles s’élèveraient au double. Les deux principaux champs gaziers israéliens sont celui de Tamar, exploité depuis mars 2013, et Léviathan, dont Israël espère pouvoir débuter l’exploitation en 2017-2018. La compagnie américaine Noble Energy est le principal opérateur en charge de l’exploitation de Tamar, et de la mise en valeur de Léviathan. Ces réserves de gaz permettent à Israël d’envisager l’indépendance énergétique, et de devenir un pays exportateur de gaz. Néanmoins, pour des raisons stratégiques, l’Etat hébreu a décidé de ne pas exporter plus que 40 % de ses réserves. Israël est intéressé par les perspectives offertes par les exportations en gaz naturel liquéfié (GNL). En février 2013, Gazprom et Israël ont signé un accord portant sur l’achat par le géant russe pour une durée de 20 ans de GNL israélien provenant du champ de Tamar. Les infrastructures seraient financées par Gazprom, qui chercherait aussi à acquérir des parts pour l’exploitation à venir de Léviathan.
« Damas dispose des plus importantes réserves de pétrole : 99,5 % des 2,5 milliards de barils renfermés dans le sous-sol du Levant sont en Syrie » « Le gaz du Levant pourra participer à la sécurité énergétique européenne, mais en aucun cas se substituer totalement aux importations de Russie »
Le second pays du Levant disposant de réserves gazières offshore conséquentes est Chypre, qui, grâce au gisement Aphrodite, disposerait, selon une estimation basse, de 142 mmc. En dépit de tension avec le voisin turc, Chypre a attribué dès 2008 une licence d’exploration à l’américain Noble Energy, puis, dans un second temps, des licences pour l’exploration d’autres blocs ont été attribuées en 2013 à un consortium formé par l’italien ENI et le sud-coréen KOGAS, ainsi qu’au français Total. Au printemps 2013, la Russie a tenté de monnayer le renflouement économique de Chypre contre l’octroi de blocs à Gazprom, mais cette stratégie a échoué. Toutefois, Moscou compte toujours jouer un rôle de premier plan dans les projets d’infrastructures destinées à évacuer le gaz chypriote vers le marché européen.
Et du côté des pays arabes ?
Le Liban dispose de réserves en gaz situées dans sa zone économique exclusive (ZEE) estimées à 708 mmc. Malgré les tensions politiques, Beyrouth espère pouvoir attribuer des licences d’exploration et commencer l’exploitation de ses réserves en 2018. Plusieurs grandes compagnies ont manifesté leur intérêt pour la phase exploratoire : les américains Exxon Mobil et Chevron, l’anglo-hollandais Royal Dutch Shell, ENI, Total, le norvégien Statoil, et un consortium formé par la compagnie turque TPAO et Shell.
La Syrie disposerait aussi de réserves gazières qui s’élèveraient à 285 mmc, dont 240 mmc en offshore, sur le plateau continental. Mais cette estimation reste sujette à réserve. En revanche, Damas dispose des plus importantes réserves de pétrole du Levant : 99,5 % des 2,5 milliards de barils renfermés dans le sous-sol du Levant sont en Syrie. Fin 2013, une entreprise russe, SoyuzNeftGaz, a signé avec Damas un accord portant sur l’octroi d’une licence d’exploration gazière et pétrolière pour une période de 25 ans pour les réserves situées offshore.
Enfin, en 2000, British Gas a découvert un gisement de 30 mmc de gaz à 30 km au large de la bande de Gaza. Toutefois, les conditions économiques et politiques n’ont ni permis de mettre en exploitation ce champ, ni de poursuivre l’exploration de la zone. Récemment, en janvier 2014, lors d’une visite à Moscou du président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, celui-ci aurait manifesté sa volonté d’impliquer Gazprom dans l’exploitation du gisement gazier de Gaza. Mais c’est le Hamas qui détient le pouvoir à Gaza, pas Abbas.
Ces nouveaux gisements peuvent-ils entraîner des conflits entre Etats ?
Ces ressources soulèvent évidemment un certain nombre de questions d’ordre sécuritaire quant à leur exploitation, puis à leur exportation. Pour l’exploration, toutefois, la plupart des pays riverains de la zone se sont entendus sur la délimitation de leur ZEE. Chypre s’est ainsi entendue avec l’Egypte dès 2003, avec le Liban en 2007 et avec Israël en 2010. Il subsiste néanmoins des différends entre certains Etats, le plus important étant celui entre Chypre et la Turquie sur fond de non-règlement de la question chypriote.
Ces découvertes vont aussi de pair avec la militarisation de la zone au cours de ces dernières années. Tandis que les Israéliens développent leur marine en achetant de nouveaux sous- marins et de nouvelles corvettes, les Turcs mettent en œuvre une diplomatie de la canonnière, qui vise à dissuader les Chypriotes d’entreprendre des prospections dans les zones contestées par les deux parties.
Toutefois, si la découverte d’importants gisements de gaz au Levant suscite des tensions, elle peut aussi amener les riverains à coopérer, et à contribuer, grâce à une « diplomatie des tuyaux » , à la résolution de différends régionaux. Ainsi Turcs et Chypriotes ont repris en novembre 2013 leurs négociations au sujet de la résolution du conflit gelé depuis 1974. Dans ce cas, les perspectives économiques pourraient amener les deux parties à trouver un accord.
Qu’en est-il de l’exportation de ce gaz ?
La question la plus complexe est en effet celle de l’évacuation du gaz vers l’Europe, le client le plus important et le plus proche. Deux principaux schémas sont envisagés. Le premier consiste en la construction d’un gazoduc reliant Israël à Chypre, puis Chypre à la Grèce via la Crète, puis enfin, d’un autre tronçon reliant la Grèce au réseau européen. Cette solution est politiquement la plus simple – les relations entre Tel-Aviv, Limassol et Athènes sont bonnes – mais techniquement compliquée et financièrement très coûteuse. Une alternative serait la construction d’une usine de liquéfaction à Chypre, qui traiterait le gaz chypriote et israélien, et permettrait son exportation non seulement vers l’Europe, mais aussi vers l’Asie. Cette alternative semble plus réaliste, mais reste tout aussi coûteuse : il faut compter environ 8 milliards d’euros. Une autre option sur laquelle travaille Gazprom avec Israël consiste en la construction d’une usine de liquéfaction en mer, qui traiterait le gaz chypriote et israélien, mais cette solution reste technologiquement très aventureuse.
Le second schéma est celui de la construction de deux gazoducs sous-marins, l’un reliant Chypre à la Turquie, et l’autre connectant Israël également au réseau turc. Cette solution est techniquement et économiquement bien plus accessible, mais politiquement compliquée. En effet, elle suppose d’une part la résolution du conflit gelé turco-chypriote qui date de 1974, et, d’autre part, la fin de la dispute turco-israélienne. Cette solution, si elle était réalisée, consacrerait le rôle de la Turquie comme hub énergétique : la Turquie reçoit déjà du gaz russe, du gaz azéri, et pourrait aussi un jour faire transiter du gaz iranien vers l’Europe.
Et qu’en pensent les grandes puissances ?
Elles sont en désaccord sur la solution : le premier schéma est celui qui laisse le plus de possibilité à la Russie pour s’insérer dans cette compétition énergétique, alors que le second est privilégié par les Etats-Unis qui s’activent d’ailleurs pour réconcilier leurs deux alliés Turcs et Israéliens. Quant à l’Union européenne, qui importe plus de 25 % de son gaz de Russie, elle affirme vouloir diversifier ses approvisionnements en diminuant sa dépendance en gaz russe. Le gaz du Levant pourra participer à la sécurité énergétique européenne, mais en aucun cas se substituer totalement aux importations de Russie.
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