Sedef Ecer : «J’écris en français mais j’ai gardé mon cerveau turc» 12 mai 2014
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L’Humanité (France) 12 mai 2014, p. 21
Entretien réalisé par Muriel Steinmetz
Romancière et dramaturge, elle a collaboré au programme turc du festival itinérant Scènes Grand Écran, qui a lieu à partir de demain jusqu’au 17mai, à Toulon (Var), avec des artistes, des projections de films, des débats, dont certains par Skype en direct de son pays natal. Entretien.
Sedef Ecer est née à Istanbul en 1965. Elle vit à Paris et a bien voulu répondre à nos questions.
Vous avez eu en partie carte blanche pour organiser la première soirée du festival Scènes Grand Écran. Quels ont été les critères de vos choix ?
Sedef Ecer Istanbul, capitale des trois empires, monstre urbain de 14 millions d’habitants, on connaît généralement. Moi, je veux parler de l’Istanbul contemporaine, des cultures urbaines et alternatives. J’aurai plusieurs invités sur le plateau, tandis que d’autres communiqueront depuis là-bas via Internet et Skype. Parmi mes invités présents, il y a Timour Muhidine, qui est spécialiste de la littérature turque et maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco). Je lui ai dit de ne surtout pas seulement évoquer d’emblée Pierre Loti, Jean Cocteau, Gérard de Nerval. Timour travaille sur le projet « Istanbul underground ». Il se passionne pour les récits de voyous, la culture transgenre, les gays, les lesbiennes, la vie transsexuelle, mais aussi les textes autour de l’alcool, de la drogue et des bas-fonds. Mon deuxième invité, Serhan Ada, est un puits de sciences. Il enseigne à l’université de Bilgi. Il abordera la manière dont le tissu culturel d’Istanbul a changé. C’est une ville tentaculaire qui se développe de plus en plus vers la périphérie, en repoussant aux marges des populations dont elle ne veut pas, tout en laissant le centre aux riches et aux promoteurs. Il y aura également des chants, du cinéma. Avec le commissaire d’exposition, Ali Akay, nous évoquerons l’importance de la capitale de la Turquie dans l’art contemporain. D’après Sophie Calle, Istanbul est en train d’occuper la place prise dans les années 1970-1980 par Berlin et New York. Il sera aussi question d’un feuilleton que j’ai réalisé pour France Culture, à raison de dix épisodes de sept minutes chacun, intitulé Trois arbres à Istanbul, où je reviens sur le grand mouvement de contestation de juin dernier. Cela introduira à un questionnement politique sur la place d’Istanbul dans la Turquie et de la Turquie qui se veut leader régional vis-à-vis du Moyen-Orient. Lorsque la question de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne s’est posée, Nicolas Sarkozy a eu une attitude méprisante. Chacun sait bien que la Turquie n’allait pas rejoindre l’Union européenne du jour au lendemain. Ce chemin de démocratisation aurait été utile à tous. Aujourd’hui, la Turquie tourne le dos à l’Europe. C’est normal, on finit par se vexer comme dans tout rapport humain..
Il y a en Turquie à la fois une effervescence politique extraordinaire, puisque l’opposition au pouvoir d’Erdogan et de son islamisme « modéré » est forte, et en même temps une grande effusion intellectuelle et sociale. Comment l’expliquez-vous ?
Sedef Ecer Je parle exclusivement à partir de mon point de vue d’auteur et de metteur en scène. La Turquie, géopolitiquement parlant, a toujours été un pays central. C’est l’Orient et l’Occident, la tradition et la modernité. Le bouillonnement y est permanent. Aujourd’hui, mon pays est au milieu de la vague de changements considérables qui touche le monde entier. Les Printemps arabes ont ébranlé des systèmes vieux de plusieurs décennies, où les armées étaient prétendument garantes de la démocratie tout en étant de mèche avec les pouvoirs politiques occidentaux. Soudain, un grand désir de liberté s’est fait jour. N’oublions pas que cela avait commencé en Turquie, beaucoup plus lentement qu’ailleurs, avec la destitution progressive du pouvoir de l’armée… Quand tous ces équilibres ont été fragilisés, tout a explosé et des choses que l’on avait cachées au peuple, les pages noires de notre histoire, ont refait surface. Je suis née dans les années 1960. Je me souviens que dans les cours d’histoire, je n’ai jamais appris un seul mot sur les déportations, sur les crimes de l’armée et de l’État. Je ne savais même pas ce qu’il s’était passé en 1915 (1). Je ne connaissais pas non plus l’histoire des Kurdes. Leur existence était niée. La Turquie ne fait pas partie des Printemps arabes mais ce qui s’y passe entre en résonance avec les changements profonds du monde arabo-musulman après des décennies de dictature, renforcée par l’armée avec le soutien de l’Occident. Erdogan durcit de plus en plus le ton. Je ne sais pas jusqu’où il ira. La société est extrêmement divisée. Culturellement, je demeure optimiste même si la censure sévit plus que jamais, notamment sur Tweeter et sur YouTube. Ils veulent une société conservatrice. Les artistes turcs sont contre ce projet. Il ne faut pas oublier que la Turquie n’a jamais été un pays totalement démocratique. La nouveauté, c’est qu’on court un risque dès lors qu’on touche à la religion. Erdogan fait énormément référence à l’islam sunnite. Dans un pays laïque, on n’a pas envie d’entendre des références à Allah avant chaque inauguration d’immeuble ou de monument.
Dans quel quartier d’Istanbul viviez-vous ?
Sedef Ecer J’ai grandi sur le côté asiatique du Bosphore. J’ai fait mes études au collège et lycée franco-turc, celui des sultans, qui se nomme Galatasaray. Chez mes parents, les fenêtres donnaient sur la mer de Marmara. J’aime la nervosité et l’énormité d’Istanbul. À Paris, j’ai l’impression d’être enfermée dans une jolie boîte. J’ai quitté ma langue maternelle pour le français à l’âge de dix ans. À treize ans, je lisais des classiques français. Je parle français, j’écris en français mais j’ai gardé mon cerveau turc d’où des formules parfois étranges que je revendique.
Vous vous intéressez à ceux qui sont à la périphérie, titre d’une de vos pièces. La question de la marge sociale vous importe…
Sedef Ecer J’aime les personnages et les situations bien ancrés dans le sol mais je déteste le misérabilisme. Je m’impose un cadre dramaturgique très précis pour pouvoir être folle à l’intérieur. Dans cette pièce, il y a une troupe joyeuse, de la musique, des costumes colorés. Je m’inspire du conte qui aide à supporter la réalité.
Comment vous situez-vous dans cette grande question du réalisme puisque vous intervenez sur des thèmes qui ont trait au champ social.
Sedef Ecer Je travaille toujours sur des thèmes sociétaux. J’utilise l’humour, qui est une arme absolue. On l’a bien vu durant les mouvements de contestation en Turquie lorsque les jeunes, face à la violence, sont arrivés à quelque peu déstabiliser la police. Pour moi, l’humour et la musique font partie de la résistance. J’ai grandi dans le milieu du cinéma. À la maison, il y avait toujours des metteurs en scène, des comédiens. Par ailleurs, je n’ai pas honte d’un certain kitsch.
Depuis quand n’êtes-vous pas retournée à Istanbul ?
Sedef Ecer J’y étais il y a deux jours ! Depuis un an, j’y suis allée huit ou neuf fois. Istanbul est une marmite en surchauffe. Tous les jours, il y a de nouvelles histoires, des débats sans fin.
Êtes-vous optimiste pour votre pays natal ?
Sedef Ecer Je suis totalement bipolaire. Un coup, je me dis qu’on a une jeunesse formidable, puis je me dis qu’on n’est pas loin de la guerre civile. Nos voisins ne sont ni le Luxembourg ni la Suisse.
À la périphérie, c’est une pièce de théâtre qui met dans le mille
Livre Quatre déracinés, à vingt ans d’écart, subissent à des degrés divers les conséquences néfastes et inévitables de l’exode rural.
Après Sur le seuil, Sedef Ecer propose À la périphérie, sa deuxième pièce en langue française. Pour cette œuvre, elle a obtenu le prix d’écriture théâtrale de Guérande en 2011. En exergue, elle écrit ceci : « À mon père, élégant voyou (dans l’âme), qui m’a appris à préférer les mauvaises herbes aux plantes d’intérieur. »
Cela se passe dans deux coins en marge de la société. Il y a Dilcha et Bilo, un couple de paysans devenus citadins du temps de l’exode rural, un terme « qui fait riche », disent-ils. Ces campagnards qui viennent chercher leur pain à la ville et construire des maisons en carton vont vite déchanter puisque c’est là, qu’en dehors de toute aide de l’État, un bidonville va peu à peu grossir. Leur spectacle favori : observer les explosions des ordures qui créent des flammes bleues gorgées de méthane. D’autre part, vingt ans plus tard, Tamar et Azad, marginaux eux aussi, survivent au pied d’une usine toxique de sablage de jeans. Ils regardent sur un écran télé mal réglé des émissions populistes à grandes promesses, en mangeant des graines de tournesol, « passe-temps favori des bidonvilles », écrit Sedef Ecer. Ils attendent de trouver un ailleurs. Des pans du passé sont pris en charge et récités par un chœur de fantômes, lesquels auraient eux-mêmes erré au sein de ces habitats périphériques toujours condamnés à la démolition imminente.
Un réalisme qui ne redoute pas la métaphore
Écriture simple et directe avec un humour souvent ravageur. On sent que les tournures langagières sont pensées en turc et couchées sur le papier en français.
On vérifie ici ce que Sedef Ecer dit plus haut, son goût pour le conte et les personnages à la naïveté feinte, ainsi que son amour d’un réalisme qui ne redoute pas la métaphore mais qu’elle étaye par le biais de témoignages recueillis avec une webcam.
Sedef Ecer, à partir de situations sociales tragiques, parvient donc à construire une œuvre dramatique qui ne tombe jamais dans la plate commisération mais qui, au contraire, grâce à la vitalité de ses personnages, laisse toujours poindre une lueur d’espoir.
À la périphérie,de Sedef Ecer.Éditions de l’Amandier, 88 pages, 12 euros.
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