Chas Freeman : « Nous allons vers la fin des frontières du Moyen-Orient » 18 juin 2014
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Le Figaro (France) no. 21730, mercredi 18 juin 2014, p. 6
Propos recueillis par Laure Mandeville
Ancien ambassadeur, spécialiste éminent du Moyen-Orient et de la Chine, Chas Freeman salue le réalisme prudent de Barack Obama.
Le Figaro. – Après avoir passé une décennie à y guerroyer, l’Amérique a-t-elle encore un rôle à jouer face à l’embrasement de l’Irak ?
Chas Freeman. – Nous vivons la dernière phase en date de combats sectaires allumés par l’invasion américaine de l’Irak, qui se sont étendus à la Syrie, où les politiques ineptes des Arabes du Golfe, des Américains et de la France ont accéléré un désastre qui est en train d’accoucher d’une sorte de califat sunnite. Celui-ci va embrasser une partie de la Syrie, et probablement une partie du Liban et de l’Irak. Nous n’y pouvons rien. Bien sûr, le gouvernement chiite irakien de Maliki va réclamer plus d’armes et d’aide. Mais le problème n’est pas militaire, il est politique. Le fait que l’armée irakienne ait apparemment abandonné ses équipements face à l’État islamique en Irak et au Levant pour s’enfuir, illustre cette réalité. Bien sûr, les Américains n’interviendront pas à nouveau directement en Irak en mettant des troupes au sol. C’est une guerre civile irakienne qui fait aussi partie de la guerre civile syrienne. Nous allons vers la fin du Moyen-Orient dessiné par MM. Picot et Sykes (diplomates français et anglais qui avaient fixé les frontières des États de la région par les accords Sykes-Picot de 1916).
Allons-nous assister à la fin des États consolidés à cette époque ?
On a déjà une partition de fait de l’Irak, le nord est kurde lié aux régions kurdes de Syrie. On a aussi le califat islamique de l’EIIL en Syrie et en Irak, et au centre et au sud, un gouvernement de facto dominé par les chiites pro-iraniens. On n’a plus non plus de contrôle gouvernemental réel sur des parties entières de l’État libanais. On a aussi 9 millions de Syriens déplacés ainsi que de nombreux Irakiens, une forme de nettoyage ethnique partout. Et enfin l’apparition de « mini-États » comme cela a été le cas au moment de l’effondrement de l’Empire romain. Il paraît donc tout à fait possible qu’on assiste à l’émergence de nouvelles frontières au Moyen-Orient. Je vois cette situation comme un kaléidoscope. Les pièces sont en mouvement sans qu’on sache comment elles finiront par se stabiliser. Mais il est clair que le passé n’est plus un guide pour le futur.
Quand vous parlez des politiques occidentales ineptes, n’exagérez-vous pas les responsabilités de l’Occident, qui a de fait été pris en étau entre la dictature de Bachar el-Assad et les insurgés islamistes ?
Il y a eu de très graves erreurs de jugement de tous les côtés et il est facile a posteriori de voir pourquoi cela a été le cas. Après avoir vu les présidents tunisien Ben Ali et égyptien Moubarak mis dehors, Bachar el-Assad a surréagi aux premières protestations, en orchestrant une répression très violente. Il croyait écraser dans l’oeuf le mouvement de revendication mais il a provoqué l’effet inverse, transformant une protestation pacifique en insurrection armée. La violence a été encouragée par les pays du Golfe, comme le Qatar et l’Arabie saoudite, qui ont pensé qu’en donnant un coup de pouce, Assad serait balayé. Les Occidentaux ont eux aussi envoyé les mauvais messages en l’appelant à partir. C’était une mauvaise approche car cela a convaincu Bachar qu’il n’y avait aucune raison de négocier – car pourquoi négocier son propre arrêt de mort ?
Le tableau pessimiste que vous brossez suggère que le président Obama a choisi la bonne approche, en opérant un retrait du Moyen-Orient ?
Barack Obama reconnaît avec réalisme les limites dans lesquelles il peut agir. Ce qui se passe n’est pas une surprise pour ceux qui n’ont jamais cru au succès du « Surge » (la politique de contre-insurrection mise en place sous Bush en 2006-2007 pour sauver la situation militaire en Irak, NDLR). Le « Surge » n’a fait que consolider le nettoyage ethnique à Bagdad et installer au pouvoir un gouvernement chiite pro-iranien. Il n’a jamais résolu les divisions sectaires de l’Irak, allumées par l’invasion de 2003. C’est seulement ceux qui ont cru ou prétendu que le « Surge » était un succès qui disent aujourd’hui que tout est de la faute d’Obama. En réalité, ce dernier a mis en oeuvre le plan de retrait des forces américaines de Bush. Mais les choses ne se sont pas passées comme les néoconservateurs l’auraient souhaité.
Il est frappant de voir à quel point l’Irak a changé l’Amérique, la plongeant dans le doute sur son rôle.
C’est une véritable débâcle. Cette guerre a eu un énorme effet sur la psyché collective des Américains. Je la comparerais peut-être à la désillusion qui a saisi la France dans le sillage de la défaite contre les Prussiens en 1870. La différence est que dans le cas français, la défaite a frappé très vite, alors que dans le cas de l’Amérique en Irak, il s’agit d’une révélation aux effets ralentis. Mais on retrouve la même forme d’humiliation.
Est-ce la fin du monde américain ?
Nous sommes depuis déjà un certain temps dans un monde où le pouvoir est dévolu au niveau régional. Il n’y a plus de centre. L’Amérique contrôle de moins en moins ce qui se passe. Le Conseil de sécurité ne fonctionne plus. La Pax americana est-elle finie ? Pas tout à fait, mais elle reflue. C’est un fait, qui a été accéléré par la guerre d’Irak, mais n’a rien à voir avec Obama.
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